Outre la Carmen dont nous avons déjà parlée dans nos colonnes, le festival d’Aix-en-Provence proposait une autre production extrêmement attendue : la création mondiale de Pinocchio qui ouvrait cette soixante-neuvième édition du festival d'art lyrique. Pour cette occasion, le duo d’Au Monde, Joël Pommerat et Philippe Boesmans, s’est reformé, rejoint par Stéphane Degout qui avait également participé à la création à Bruxelles.
Ici, le duo propose une redécouverte du célèbre roman pour enfant de Carlo Collodi que l’on connaît majoritairement aujourd’hui grâce au dessin animé de Walt Disney. Point de renard ou de chat ici cependant : la production se veut un retour au texte originel, conte initiatique du passage de l'enfance à l'âge adulte, en réalité très sombre, plus proche de Tim Burton que de la célèbre boîte de production américaine. Loin de l’aspect en bois auquel on est en droit de s’attendre, c’est un visage blanc aux yeux et à la bouche noirs, plus près du clown que du pantin de bois, que nous offre le metteur en scène. Avouons-le : la scène durant laquelle Gepetto s’apprête à couper le tronçon d’arbre tombé et qui fait apparaître le visage fantomatique en gros plan de Pinocchio en train de hurler de douleur est plus proche de l’horreur que du film pour enfant !
Pinocchio, Aix-en-Provence ; © Patrick Berger
Pinocchio, Aix-en-Provence ; © Patrick Berger
Malgré cette atmosphère sombre qui caractérise son travail, la mise en scène de Joël Pommerat ne manque pas de poésie et d’une esthétique remarquable, créant par exemple une véritable mer plus ou moins déchaînée à l’aide de faisceaux de lumière et de fumée, ou encore par l’image de l’arbre abattu, seul ami du vieil homme au début de l’histoire qui fait naître une certaine émotion. L’intégration dans la réalité est elle aussi réussie, et si des personnages à tête d’animaux apparaissent (comme ceux qui sont avec le narrateur ou encore le juge), le Chat et le Renard sont ici remplacés par des hommes en tenues de Ku Klux Klan. La mise en scène est donc tout à fait convaincante et gagne le pari de transporter le spectateur, liant les différents tableaux de façon très linéraire. L'histoire est bien entendu touchante, notamment les scènes avec le père, et l'intégration de trois musiciens sur scène ajoute une dynamique à l'ensemble.
Cependant, cela ne suffit pas à faire une œuvre, et l’on est justement déçu par celle-ci. Certes, la partition de Philippe Boesmans ne manque pas de références, peut-être même trop : fortement empreinte de Debussy, il intègre également un air d’Ambroise Thomas et sa Cendrillon a des airs de Massenet. Certes, un ou deux éléments font rire (ou sourire), comme ce début de deuxième partie débutant avec une fanfare jouant terriblement faux, mais même aidé du texte qui joue avec un langage contemporain et familier (comme « t'as de l'eau de vaisselle dans les tuyaux ou quoi ? Si t'as rien ici, tu vas dehors en magasin ! Faut pas être un intellectuel pour comprendre ça quand même! »), la musique ne parvient pas à décoller, à l’exception de l’air du mauvais élève face au professeur « Pour enseigner, faut de la patience » et des brefs musiques festives jouées par le trio de musiciens sur scène. La durée du spectacle de 2h30 environ, entracte compris, est probablement trop longue par nature pour un opéra contemporain, d'autant plus que le thème abordé attire un public d'enfants assez important. Malheureusement, lorsque la musique sonne si platement, sans envolé ni grandes nuances, l’ennui s’installe rapidement et le temps s’allonge, de même que le nez de Pinocchio…
On enfreint alors ici « la seule chose formellement interdite : l’ennui, s’ennuyer ou pire ennuyer les autres » selon le directeur de la troupe parlant du pays de la Vraie Vie. Probablement cette longueur permet-elle aux artistes sur scène d’avoir le temps de changer de costumes, chacun interprétant plusieurs rôles, mais les secondes paraissent parfois devenir des minutes pour le public. Deux conséquences naissent de cette longueur, la première positive, et il faut le souligner : Pinocchio a ici le temps d'évoluer pleinement. Il passe en effet de l'enfant (plus près de l'adolescent) parlant mal, capricieux, partisan de la facilité, obsédé par le gain de l'argent et le désir de sortir de la pauvreté, au fils aimant et obéissant qui retrouve avec un réel bonheur son père dans le monstre marin. Le mensonge est bien entendu un élément clef de cette évolution, et l'on touche là à la conséquence plus négative dont nous parlions : cette thématique importante paraît quelque peu noyée dans la longueur de la soirée. La fée vient interroger le pantin sur les raisons de ses mensonges à deux reprises avant de se révéler en tant que fée et lui faire promettre de ne plus mentir après que son nez s'est fortement allongé. Il passe donc du pantin naïf croyant tous les mensonges à celui qui ment pour aboutir à celui qui connaît le mensonge mais refuse de s'en servir, tout en sachant probablement le reconnaître. Le mensonge est toutefois présent à d'autres reprises puisque c'est par lui que les escrocs volent l'argent de Pinocchio. Toutefois, lorsqu'en début de mésaventure le pantin fait appel à la justice et raconte la vérité, c'est lui qui, en tant que victime, se retrouve en prison. "La justice est tombée, elle ne se relèvera pas".
Stéphane Degout en directeur de la troupe ; © Patrick Berger
Heureusement, Stéphane Degout est là et parvient à capter l’attention lors de ses interventions, notamment en tant que directeur de la troupe. Son grimage rappelant furieusement celui du pantin et sa promesse qu’il ne ment jamais nous font penser qu’il est finalement un Pinocchio adulte, mais la fin nous montrera que ce n’est pas le cas, Pinocchio étant devenu un enfant au visage tout à fait normal. La diction est ici magistrale, tant dans le parler que dans le chanter, captivante même, et l’absence de surtitrage lorsque la parole lui est donnée n’a donc aucune conséquence sur la compréhension. Le chant est pour sa part fidèle à ses habitudes : profondeur, amplitude, intention, tout y est. Le rôle-titre est pour sa part tenu par Chloé Briot dont l’investissement scénique est total, prêtant au personnage des tics et un jeu des plus crédibles. La projection reste toutefois assez moyenne et inégale durant la soirée.
Vincent Le Texier offre au public un père saisissant, à tel point que l’on ne le reconnaît pas. Parmi tous ses rôles, celui-ci est de plus loin celui dans lequel il s’illustre le mieux, faisant entendre une voix propre et une ligne de chant stable, tandis qu’en professeur, il reprend un certain vibrato qui le caractérise habituellement. Yann Beuron doit pour sa part endosser pas moins de cinq rôles (Stéphane Degout en a pour sa part quatre) : ceux du deuxième escroc, du directeur de cabaret, du juge, du premier meurtrier et du marchand d'ânes. Malgré ses multiples changements de vestes, il reste constant dans chacun d’eux, donnant à voir et à entendre des interprétations tout à fait satisfaisantes et investies. Deuxième mezzo-soprano de la distribution, Julie Boulianne endosse le rôle du mauvais élève avec malice et celui de la chanteuse de cabaret avec sensualité. Difficile de croire qu’il s’agit de la même interprète ! Enfin, Marie-Eve Munger est une fée aux aigus acides, manquant de rondeur durant la soirée, un défaut que nous avions par ailleurs déjà noté en entendant sa princesse dans Fantasio.
Un plateau qui a de quoi transporter, une mise en scène particulière, sombre et poétique à la fois, mais le tout est maintenu à terre par une partition qui manque de relief qu’Emilio Pomarico à la tête du Klangforum Wien ne parvient pas non plus à faire décoller. Malgré les belles images de la mise en scène et l’histoire enfantine dont s’inspire le livret, l'ennui naît et marque la production.
Elodie Martinez
Pinocchio au festival d’Aix-en-Provence jusqu’au 16 juillet, diffusé sur Arte Concert à partir du 9 juillet (et disponible pour cinq mois) et en léger différé sur France Musique le même jour.
10 juillet 2017 | Imprimer
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