L’Opéra de Montpellier est décidément fort actif en ce début de saison : à peine son Rigoletto terminé, il offre dès le lendemain à son public – toujours sur la scène du Corum – une version de concert du (trop) rare Radamisto de Haendel. L’occasion de réunir un plateau exceptionnel, tant par les musiciens que les chanteurs, autour d’une œuvre qui mériterait d’être davantage mise en lumière. Et pour cela, rien de mieux qu’une pluie d’étoiles luminescentes, filant dans ces galaxies musicales.
Premier opéra composé pour la Royal Academy of Music de Londres, Radamisto fut créé le 27 avril 1720 au King's Theatre de Londres. L’œuvre connut un grand succès – avec un total de dix représentations, la production fut la plus importante de toute la saison –, et fut toutefois révisée en décembre de la même année afin de s’adapter aux tessitures de nouveaux chanteurs, puis une nouvelle fois en 1728. Il faudra ensuite attendre le 27 juin 1927 pour voir la première reprise moderne de cette œuvre, alors à Göttingen. Musicalement, l’œuvre offre des moments sublimes, dans une écriture soignée et maîtrisée qui parvient à offrir des caractères propres à chaque personnage, sans jamais créer de césure avec l’ensemble, réunissant grandeur et intimité du sentiment. A l’écoute, l’oreille semble reconnaître d’autres pages du compositeur, mais travaillée différemment, avec un soin supplémentaire. On s’étonne de voir Radamisto tombé dans l’oubli après le succès de sa création, et au vu de ses nombreuses qualités. Quant au livret de Nicola Francesco Haym, il s’inspire des Annales de Tacite et relate l’histoire de Radamisto et Zenobia, heureux époux, face au siège de leur cité par Tiridate, le roi d’Arménie. Bien entendu, le nerf de cette guerre est l’amour : celui non partagé et non dissimulé du tyran Tiridate pour Zenobia. C’est néanmoins sur l’aveu d’un autre amour que s’ouvre l’opéra, celui de Tigrane, (un général et ami de Tiridate) pour Polinessa, l’épouse du tyran, fille de Farasmane et donc sœur de Radamisto. Malgré un mari qui la dénigre et qui n’a aucune tendresse pour elle, Polinessa demeure tiraillée entre ses devoirs d'épouse, de fille et de sœur dans ce siège plus amoureux que politique.
L’histoire connaîtra de multiples péripéties et retournements : Zenobia demandera à Radamisto de la tuer afin de ne pas tomber aux mains du tyran, mais son époux n’en aura finalement pas le courage. Elle décidera alors de le faire elle-même en se noyant dans le fleuve, tandis que Radamisto, ne pouvant vivre sans elle, voudra ensuite la suivre (offrant le superbe « Ombra cara »). Ils seront finalement sauvés tous les deux : Zenobia, par Fraarte, le frère de Tiridate, et Radamisto par Tigrane qui acceptera de l’aider à entrer au palais, déguisé en serviteur. Il se fera reconnaître par sa femme, et ils tenteront, avec Farasmane, de tuer le tyran. Polinessa interviendra à son tour pour le sauver, mais Tiridate n’en restera pas là. Il exigera la main de Zenobia en échange de la vie de Radamisto, mais Fraarte et Tigrane décideront de fomenter une révolte au sein de l’armée du tyran qui, encerclé dans le temple où il pensait épouser Zenobia, finira par céder. S’opèrera alors un revirement qui prête à sourire aujourd’hui : Tiridate, en un battement de cil, déclarera sa flamme à son épouse qui lui pardonnera tout, et souhaitera la paix, permettant à l’œuvre de se terminer sur une note joyeuse. Les multiples actions permettent donc de tenir en haleine le public durant ces quelque trois heures, mais le livret n’est pas le seul à l’origine de la réussite de cette soirée et de l’engouement du public.
Emőke Baráth (Polissena), Anna Bonitatibus (Tigrane) et Il Pomo d’Oro ;
© Marc Ginot
En effet, la distribution de cette soirée un parterre d’étoiles lyriques – devant un mur du fond lui-même étoilé en guise de décors. Emőke Baráth ouvre les festivités avec sa Polissena très lisse, toujours dans la retenue à force de vouloir ménager les deux camps, jusqu’à son air « Sposo ingrato » qui permet au personnage de sortir de sa torpeur pour enfin s’affirmer. Le moment est d’autant plus notable qu’il permet d’entendre toute la virtuosité du violon de Zefira Valova, remarquable comme toujours. Dans un accord parfait, l’instrument accompagne la voix jusque dans ses trilles, virevolte dans ses parties solos, mêlant avec un rare talent dextérité, virtuosité et écoute. L’oreille ne sait plus où donner de la tête face à ces deux lignes, l’une musicale, l’autre de chant. Comme à son habitude, la soprano déploie une voix légère au service de la psychologie de son personnage, et séduit sans mal l’auditoire… malgré une certaine envie de « secouer » Polissena face au traitement qu’elle reçoit de la part de son époux.
Marie-Nicole Lemieux (Zenobia) ; © Marc Ginot
Philippe Jaroussky (Radamisto) et Marie-Nicole Lemieux (Zenobia) ; © Marc Ginot
Le rôle-titre est tenu par Philippe Jaroussky, avec là aussi la haute maîtrise du chant que nous lui connaissons. Son Radamisto a parfois des élans un peu enfantin dans sa fragilité, mais il devient homme petit à petit au cours de la soirée et face aux vicissitudes du drame. Son « Ombra cara », qu’il maîtrise pour l’avoir déjà interprété lors de récitals ou au disque (The Handel album en 2017 chez Erato), capte le public, alors que Zenobia vient de quitter la scène pour mettre fin à ses jours. Qui de mieux, pour interpréter ce rôle, que la complice de longue date du contre-ténor, Marie-Nicole Lemieux ? Brillante – tant vocalement que visuellement – d’un bout à l’autre de la soirée. Des graves profonds et charnus, aux aigus sucrés en passant par des mediums miroitant, tout n’est que plaisir d’écoute. Et comme à son habitude, la cantatrice ne se contente pas de chanter : elle vit pleinement chaque note et chaque mot, chaque trait d’archet. Alors que Radamisto chante « Cara sposa, amato bene », elle s’assied sur une des chaises placées à jardin, droite comme une reine, et participe au chant par les traits de son visage. Dans « Già che morir non posso », elle joue avec les nuances de sa voix et son volume, mais on notera aussi et surtout un petit côté « double-face » guidé par la musique, notamment lorsqu’elle s’adresse tantôt à Radamisto (sous les traits d’Ismeno), tantôt à Tiridate, passant de la langueur à la tempête virulente, tandis que dans le dernier acte, alors qu’elle réclame « pieta » au ciel, elle offre à nouveau de superbes changements de rythme et surtout l’impression que l’émotion est trop forte en elle, tambourinant pour sortir de son corps. Quant au duo entre les deux amants que l’on attend depuis le début de la soirée, il arrive enfin pour proposer un moment de franche complicité entre les deux interprètes.
Le rôle du tyran est tenu par Zachary Wilder, dont la voix dorée et ample occupe sans difficulté apparente l’ensemble de la salle, conquérant le public malgré son personnage antipathique, mais dont le revirement final (ainsi que certaines paroles misogynes) fait finalement sourire. La ligne de chant est tout aussi déterminée que le personnage, avec force et conviction, pour s’adoucir dans les derniers moments.
Renato Dolcini prête sa voix à Farasmane, dans un maintien royal (et une fort belle tenue). Après des premières notes un peu éteintes, il brille dans son majestueux air « Deggio dunque, oh Dio, lasciarti » et tient ce haut niveau jusqu’à la fin de la soirée, avec une voix de basse à la fois légère et profonde. Anna Bonitatibus est un Tigrane de luxe, dont la voix a la précision d’une épée affutée, fendant l’air avec assurance dans une parfaite maîtrise du geste et de la technique. Enfin, Alicia Amo incarne un beau Fraarte, portant elle aussi une voix assurée exprimant les nuances et les mouvements de l’âme du personnage.
Radamisto, Opéra de Monpellier ; © Marc Ginot
Afin de diriger et accompagner cette pluie d’étoiles de fabuleux solistes, Francesco Corti est à la tête de l’ensemble Il Pomo d’Oro qu’on ne présente plus. Symbole d’excellence dans le baroque, il régale l’auditoire durant presque trois heures – à quelques petites exceptions près, comme ce son de trompette un peu douteux qui prêtait à sourire – en le faisant tanguer au gré des mouvements de la partition. Le chef crée un ensemble où chaque pupitre existe individuellement sans perturber l’équilibre orchestral.
On ne peut que recommander de se précipiter à ce concert, d’autant que cette date montpellieraine était la première d’une tournée passant notamment par le Théâtre des Champs-Elysées le 8 octobre. A noter également nous avons assisté là à une prise de rôle pour l’ensemble des solistes, rendant le moment d’autant plus précieux, et le finale intensément gai et vivifiant d’autant plus communicatif. On espère non seulement avoir la chance de revoir un tel concert, mais aussi une captation au disque pour immortaliser une si belle réussite, à la fois artistique et humaine. Que ces souhaits se concrétisent ou non, on ne pourra quoi qu’il en soit pas enlever ce souvenir enchanteur d’une soirée étoilée filant trop vite !
Elodie Martinez
(le 4 octobre à Montpellier)
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