C’est non sans une certaine audace que l’Opéra de Montpellier vient d’ouvrir sa saison lyrique 2021-2022, avec un Rigoletto qui sort totalement des sentiers battus. Proposée jusqu’au 3 octobre, la production nous amène à un spectacle de Rigoletto, humoriste et imitateur – autrement dit bouffon des temps modernes –, rongé par une maladie psychologique comme bon nombre d’humoristes le sont effectivement. Entre schizophrénie et diffractions psychiques, le spectateur assiste en réalité au spectacle donné par Rigoletto sur scène, mais aussi et surtout à son drame, à ses coulisses, et à l’ultime chute de son histoire.
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Guidée par notre échange avec la metteure en scène Marie-Eve Signeyrole, nous attendions avec impatience de découvrir comment cette dernière avait réussi à formuler visuellement les idées qu’elle nous avait annoncées. Force est d'admettre que la lecture qu’elle propose, aussi originale soit-elle, se tient d’un bout à l’autre de la soirée sans s’essouffler – malgré, admettons-le, quelques moments qui « coincent » un peu, sans que cela ne gène toutefois la proposition scénique dans son ensemble.
A peine arrivé dans la salle du Corum, le spectateur est plongé dans les lumières et les codes d’un one-man-show, avec un petit programme au nom du spectacle : « La donna è mobile ». On y retrouve le nom de l’artiste, « Rigoletto », les trois dates de représentation, mais aussi le « pitch » du spectacle et quelques lignes de biographie de l’artiste, imitateur. Tout est finalement là, sans oublier l’animal totem qu’est le rhinocéros, l’un des points assez mystérieux de la soirée mais que nous avons pu clarifier auprès de la metteure en scène (nous y reviendrons). La couleur jaune omniprésente dans la présentation, sur scène, ainsi que par le costume de Rigoletto, n’est pas anodine puisqu’elle mêle les contrastes : à la fois symbole de fête, de connaissance, d’amitié ou de joie, elle est aussi la couleur du mensonge, de la traîtrise et de la trahison. Ainsi, avant même que la première note ne soit lancée, nous avons toutes les clefs pour plonger dans la lecture livrée par Marie-Eve Signeyrole. Aussi originale soit le prisme proposé, la base est solide et l’ensemble se tient sans avoir à triturer le livret (seulement modifier de façon naturelle quelques « duc » en « agent » par exemple) pour le faire coïncider avec la vision qu’on veut lui donner.
Rigoletto, Opéra Orchestre National Montpellier ; © Marc Ginot
Rigoletto, Opéra Orchestre National Montpellier ; © Marc Ginot
Tout commence par une fin : les saluts de Rigoletto, le défilement des noms sur l’écran, et le départ d’une partie du public au parterre qui est en réalité formé par le chœur. Puis, dans la loge ou les coulisses – qui sont ici sur la scène tandis que la scène est une avancée dans la salle –, Rigoletto surprend Gilda dans les bras de son agent et la tue dans un excès de colère. Dès cet instant, on apprécie le travail esthétique de la metteure en scène articulé autour de petits tableaux, l’ultime étant Rigoletto sur le canapé, devant le corps inerte de sa fille. L’image est frappante, parlante et d’une macabre beauté. La vie reprend ensuite, avec une fête dans la loge, puis le retour du « public » dans la salle pour la 101ème représentations du spectacle. Rigoletto tient son rôle devant un micro sur pied, s’adressant à la foule qui répond, participe ou le coupe, comme c’est le cas de Monterone. Si le spectacle est interrompu sur scène, il se poursuit en loge, et c’est là que nous voyons le drame véritable d’un homme que l’on comprend vite malade grâce, par exemple, à un jeu de miroirs sans tain : à son propre reflet se mêle celui de Sparafucile, son autre lui. Les visages se mêleront également sur le grand écran au-dessus de la scène, et Rigoletto se déclinera en plusieurs versions de lui-même dans ses visions fantasmées auxquelles nous assisterons. L’image où le visage de Gilda se mêle à celui de son père est troublante, alors que le bouffon/comique s’enfonce toujours plus loin dans sa folie : comme si après avoir assassiné son enfant et ne supportant pas son geste, elle devenait une autre de ses personnalités. Les multiples reflets à travers les miroirs, parfois en décalé, participent non seulement à la lecture des fantasmes de Rigoletto, mais aussi à l’entrelacement des réalités, et offrent une véritable esthétique durant la soirée. Le résultat est simplement beau, sans être un artificiel, tout en étant profondément touchant et humain. Gilda n’est plus qu’un fantôme, une hallucination, une voix durant une grande partie de la soirée qui hante la tête du héros et que nous entendons nous aussi, sans pouvoir la placer dans l’espace : cachée tantôt par un miroir, tantôt par une toile ou d’autres subterfuges, la soprano délivre ses airs sans se faire voir. En étant invisible, elle occupe finalement toute la scène et la salle, de même qu’elle occupe les pensées de son père. L’un des moments les plus forts, beaux et émouvants du spectacle est sans conteste l’air de Gilda, interprété par Rigoletto sur scène (en playback pour lui), alors capté en direct par le cameraman qui permet de voir cet homme rongé, perdu, morcelé, triste, et dans une sorte de lutte intérieure incessante. Maquillé, apprêté de boucles d’oreilles, il ne suffit de rien d’autre que lui et cette voix superbe venant de nulle part et partout à la fois pour rendre le moment magique.
Rigoletto, Opéra Orchestre National Montpellier ; © Marc Ginot
Parmi les nombreuses idées – que nous ne pouvons pas toutes mentionner ici – se trouvent également la vision de la mort de la mère de Gilda, assassinée elle aussi par Rigoletto ou son double, offrant une réflexion supplémentaire sur ce personnage et son passé si mystérieux. On retient aussi l’image évoquée plus haut du rhinocéros. S’il a été choisi, c’est en réalité pour différentes raisons : son aspect physique peut rappeler la difformité du bouffon, mais il est également un animal extrêmement meurtrier pour l’homme, et sa corne est prisée pour ses vertus aphrodisiaques, sans oublier son symbole de virilité. C’est pourquoi cet animal hante l’esprit de Rigoletto, qu’il le chevauche dans un fantasme pour sauver sa fille, que le duc fantasmé coupe sa corne dans cette vision, que plus loin cette même corne coupée descendra des cintres, immense, pour s’abattre sur le « faux » duc maintenu au sol par des doubles du bouffon, ou encore pour cela que le fantôme de Gilda sera maintenu attaché à cette même corne après l’entracte. Le lecteur l’aura donc compris : les symboles sont omniprésents, sans pour autant perdre le spectateur, tous au service de l’œuvre et de la lecture proposée par Marie-Eve Signeyrole, et l’on pourrait avec plaisir revoir la production une nouvelle fois sans se lasser et en découvrant encore de nouvelles choses chaque fois, comme on le ferait avec un bon film ou livre.
Gezim Myshketa (Rigoletto) ; © Marc Ginot
Gezim Myshketa (Rigoletto) et Ramè Lahaj (Duc de Mentoue) ; © Marc Ginot
Outre l’originalité de la mise en scène et sa lecture de l’œuvre, la production vaut également pour ses voix, à commencer par le rôle-titre interprété par Gezim Myshketa – dont le Bartolo nous avait particulièrement séduit ici-même en 2020 –, présent sur scène pratiquement chaque minute de la soirée. Il incarne cet artiste fou, déchu, craquelé, dans une descente aux enfers accentuée par l’alcool, rythmée par ses absences de la scène avant qu’il ne finisse seul sur scène, à terre, tandis qu’un nouvel humoriste fait son entrée. « The show must go on », et personne n’est irremplaçable. A sa partition se joignent les playbacks de ses compagnons de scène (un exercice difficile) et un jeu d’acteur phénoménal, à l’épreuve de la captation live en gros plan sur l’écran. Vocalement, les oreilles sont aussi ravies que les yeux : la ligne de chant est agile, le souffle est puissant, la voix est solide et profonde, traduisant les nuances et couleurs de ce Rigoletto schizophrénique peut-être plus difficile que de coutume. Bien que l’on n’ait pas le plaisir de beaucoup voir la Gilda de Julia Muzychenko (récente lauréate du Concours international de Clermont-Ferrand), la grâce de sa voix emplissant la salle lui confère une aura et un charme supplémentaires. Le timbre est léger et solide à la fois, dense, agile et satiné, pour une projection ample, d’une puissance douce qui s’impose sans en avoir l’air. En acceptant sa disparition scénique, la soprano fait montre d’un beau sacrifice au service du spectacle, mais elle a raison de faire confiance à la metteure en scène, car cette invisibilité sublime finalement la voix.
Ramè Lahaj brille en Duc/agent coureur de jupons aux avances parfois agressives et beau parleur. Le côté charmeur du personnage trouve écho dans sa voix clair-obscur, et si la projection est suffisante, elle trouve néanmoins un peu ses limites dans la salle du Corum à l’acoustique plus difficile qu’une salle classique. Le problème se pose également pour la Maddalena de Rihab Chaieb, dont nous ne doutons pas des impressionnantes capacités après son Fantasio superlatif de 2018-2019. La voix est toujours aussi agréable, chaleureuse, avec une suavité supplémentaire en accord avec son rôle de séductrice séduite, qu’elle incarne fort bien. Luiz-Ottavio Faria est un très beau Sparafucile à la voix ample et profonde, toute aussi solide que le personnage campé.
Rigoletto, Opéra Orchestre National Montpellier ; © Marc Ginot
Tomasz Kumiega incarne un Comte de Manterone digne dans sa colère et dans son chant, Jaka Mihelač et Loïc Félix sont des Marullo et Borsa convaincants dont les interventions sont toujours plaisantes pour les oreilles, tandis que Julie Pasturaud est une Giovanna/habilleuse plus présente que de coutume sur scène, à la voix charnue et solaire. Anthea Pichanick est un véritable luxe en Comtesse Ceprano, mais citons également son mari à la scène, Jean-Philippe Elleouet-Molina, ainsi que le Page d’Inès Berlet, l’ensemble des rôles étant très bien défendu par leur interprète.
Enfin, la réussite se prolonge jusque dans la fosse où Roderick Cox dirige l’Orchestre national Montpellier Occitanie avec sensibilité et intelligence. Les nuances se multiplient, de même que les couleurs, épousant les courbes de la partitions tout en les maintenant de main de maître dans le bon chemin, suivant les intentions musicales en épousant celles de la scène, et il s’avère un indéfectible soutien pour les voix. N’oublions pas également le Chœur de l’Opéra, dirigé par Noëlle Gény, excellent d’un bout à l’autre et semblant prendre plaisir à leur rôle entre scène et salle.
Si quelques huées lors des saluts viennent ternir la réussite de la soirée, nous retiendrons avant tout cette proposition scénique de Marie-Eve Signeyrole, surprenante et intéressante, qui a le don de nous rapprocher du héros et des personnages sans le pédantisme de certaines propositions contemporaines. Que l’on adhère ou non à la lecture faite ici, elle n’en demeure pas moins défendue aussi intelligemment qu’efficacement, et elle est servie par un plateau et une fosse qui font de cette soirée un spectacle complet et homogène, où chacun sert une réussite globale… qui le sert en retour.
01 octobre 2021 | Imprimer
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