Dernier opéra d'Hector Berlioz, représenté à Baden en 1862, cette production de Béatrice et Bénédict avait été programmée en décembre 2020 et représentée devant un parterre de privilégiés, Covid oblige. La voici offerte aux oreilles et aux yeux de tous. Pour les yeux, la déception est grande. On connait la lecture souvent audacieuse du prolifique metteur en scène vénitien (hasards du calendrier, Damiano Michieletto est aussi présent à Bastille pour l’ultime opéra de Massenet, Don Quichotte), et son amour pour les œuvres mal-aimées. Marginal, dans la production lyrique de Berlioz, cet opéra-comique, où les dialogues parlés sont très présents, révèle une dramaturgie plutôt mince eu égard à la foisonnante comédie de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, qui l’a inspiré. L’action est centrée sur deux conceptions opposées de l’amour des deux couples : la sécurité du mariage pour Claudio et Héro, la crainte de l’enfermement pour Béatrice et Bénédict. Mais il s’agit malgré tout d’une comédie, soulignée par le resserrement de l’action (et la suppression du « méchant » chez Shakespeare) ; d’où vient alors le profond sentiment d’ennui qui gagne dès l’ouverture du rideau ?
Exit toute référence à la Sicile du XVIe siècle : la scène présente un grand cube blanc où sont répartis des micros sur pied à foison. On voit ensuite un technicien – Somarone, personnage inventé par Berlioz –, casque sur les oreilles et magnétophone en bandoulière, régler la mise en place de choristes, en costumes contemporains, prendre place devant les micros, un papier à musique à la main. Un singe fait son apparition que Bénédict tente d’apprivoiser. Le découpage est également modifié, puisque la première partie s’achève avant le sublime duo entre Héro et Ursule (« Nuit paisible ») qui ouvre la deuxième partie dans un décor luxuriant de forêt exotique où déambule un Adam et Ève dénudés, symboles de l’état de nature, avant qu’une grille ne s’élève, emportant cet Éden d’avant la chute, pour symboliser l’enfermement lourd de menaces, tandis que la dernière scène durant laquelle, sous un « vin de Syracuse » braillé plus que chanté par les invités, le couple éponyme aura été contraint au mariage forcé, comme l’indiquent les lettres lumineuses (« Bénédict l’homme marié »), qui apparaissaient jusque-là mystérieusement incomplètes. Au-dessus du couple, Adam et Ève, désormais habillés, se retrouvent suspendus dans deux cages de verre séparées. Si la lecture de Michieletti apparaît au final cohérente, elle se révèle excessivement appuyée ou attendue (les poncifs du Regietheater qui illustrent l’autorité par les uniformes militaires), à des années-lumière de l’esprit shakespearien et même du genre auquel appartient l’ultime opus berliozien.
Béatrice et Bénédict - Opéra national de Lyon (2024) (c) Bertrand Stofleth
Pour les oreilles, on gagne en satisfaction sans qu’on soit pleinement convaincu. Si louable est la volonté de faire appel aux jeunes chanteurs du Lyon Opéra Studio, on s’étonne qu’aucune voix francophone (à l’exception du belge Ivan Thirion dans le rôle réussi de Somarone) n’ait été convoquée. Ce qui donne trop souvent une prononciation exotique (clin d’œil involontaire à la forêt exotique de la deuxième partie ?) de la part du polonais Pawel Trojak, baryton racé, très convaincant en Claudio ; de la sudafricaine Thandiswa Mpongwana, mezzo au timbre chaleureux et expressif, mais sans doute en décalage avec le rôle d’Ursule, et qui dépare quelque peu dans les duos et trios fameux avec Héro et Béatrice ; de Robert Lewis, à la présence scénique roborative, dont la voix est quelque peu mise en difficulté dans le registre aigu du rôle, tandis que Giulia Scopelliti est une Héro séduisante, pleinement convaincante dans son air d’entrée qu’elle distille avec aisance. Enfin, Cecilia Molinari campe une Béatrice presque idéale, qui impressionne dans son grand air du deuxième acte, même si sa voix pourrait gagner en souplesse (notamment dans les aigus parfois forcés).
Dans la fosse, l’orchestre de l’Opéra de Lyon confirme ses qualités (tout comme les chœurs, bien dirigés par Benedict Kearns et Guillaume Rault), mais la direction du chef allemand Johannes Debus gomme les contrastes, lisse quelque peu les pupitres et l’ensemble manque de ferveur et d’énergie, révélant de meilleures qualités dans les parties élégiaques.
Jean-François Lattarico
Lyon, 15 mai 2024
Béatrice et Bénédict, du 13 au 24 mai 2024 à l'Opéra national de Lyon
17 mai 2024 | Imprimer
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