Puisque de nos jours de nombreux concepts sont assortis du petit préfixe post-, il ne semble pas incongru d’en créer un de plus. La post-perfection.
Ce n’est plus la perfection. C’est le stade d’après. C’est là qu’en est Jonas Kaufmann. Peut-être qu’un certain âge d’or physique est derrière lui. Peut-être la santé vocale est-elle moins éblouissante. Mais pour tout le reste, il continue de repousser les limites de l’art lyrique.
La beauté du timbre a pris une tournure liquoreuse. Le phrasé s’est bonifié avec l’expérience de cette partition hors-normes. L’italien est somptueux. Le legato indestructible.
Si par endroits, une note apparaît moins parfaite, la voix a l'air en danger, on tremble. Le son crisse. On se rappelle qu’il a annulé beaucoup de dates depuis quelques mois. Il est fragile.
Il tient bon, le souffle poursuit son travail imperturbable, et les astres s’alignent à nouveau. Soulagement du public. Et puis la voix envahit le théâtre, ronde, mature, immense. Délectable.
Andrea Chenier - TCE 2017 (c) Vincent Pontet
Andrea Chenier - TCE 2017 (c) Vincent Pontet
Avant c’était parfait. Maintenant, c’est sublime. On voit un artiste de classe mondiale qui s’offre, qui ruse, qui dose son effort alors qu’on ne connaissait pas ses limites. C’est un choc : le parfait et l’imparfait connectés dans le même souffle. On tremble et on s’extasie dans la même phrase. Kaufmann est plus généreux qu’il ne l’a jamais été.
La présence de sa compagne de scène Anja Harteros n’y est pas étrangère. Elle aussi est passée au-delà de la perfection. Elle joue, elle ne chante plus, elle peint. Quand la technique est parfaite, il n’y a plus que l’art qui compte. Elle fait ce qu’elle décide, ce qu’elle désire. Métal, velours ou miel, elle évolue toujours dans la communion avec le spectateur, l’orchestre... et Kaufmann.
Les deux artistes se connaissent bien et depuis longtemps. Ils sont immédiatement « branchés ». Alors que l’opéra était présenté en version de concert, ils établissent immédiatement le contact. Un regard leur suffit. C’est le coup de foudre entre André et Madeleine. Ils jouent tantôt comme des enfants, tantôt comme des tragédiens. Ils sont libres.
L’absence de mise en scène nous permet de nous concentrer sur le son comme pour un récital grand-format. Les airs solistes sont accueillis par des ovations et les duos sont encore plus applaudis. C’est le triomphe de l’empathie : il faiblit, elle le retrouve, il respire, elle s’oublie, il s’abandonne. La tête nous tourne.
Derrière eux, l’orchestre et le chœur de la Bayerische Staatsoper font merveille sous la baguette de Omer Meir Wellber. La partition de Giordano reconstitue les drames de la Révolution française : les danses baroques de l’aristocratie, la marche du peuple en révolte, le règne de la Terreur, le vérisme des héros romantiques. Pour un orchestre, c’est comme jongler entre Beethoven, Wagner, Puccini et Massenet… tout en évoquant le siècle de Mozart. Le chef danse d’une atmosphère à l’autre. Le chœur interprète l’assemblée des nobles avec classe et suspension, puis incarne le peuple libéré avec ses rires, ses éclats mais aussi sa cruauté.
Bien sûr, il y avait d’autres chanteurs. Mais le Caro Gérard de Luca Salsi n’entrera pas dans la légende. Bien chanté de bout en bout, le contraste entre l'hystérie suscitée par le ténor et la soprano laisse malheureusement le baryton en retrait. Les déplacements sont patauds, il souffre surtout la comparaison en tant qu’acteur. Il faut être un monstre de scène pour tenir sa place entre Harteros et Kaufmann qui eux chantent et bougent d’un même élan.
On se rappellera notamment deux interventions excellentes. La Comtesse de Coigny de Doris Soffel est tout ce qu’on pourrait souhaiter : tranchante, mondaine, et tellement imprégnée du système des privilèges qu’elle ne comprend même pas ce que les masses révoltées peuvent bien lui reprocher. C’est une voix dont il ne reste que l'acide et le froid. La vieille Madelon d’Elena Zilio, caverneuse, sépulcrale, en est la figure inversée, bouleversante.
Ces deux caractères sont seulement de passage dans l’opéra. Dans ces portraits musicaux en un seul acte ou même en un seul air, Giordano fait non seulement preuve de son immense savoir-faire, mais attire l’attention sur deux femmes qui incarnent toute la tension du livret d’Illica. D’un côté, l’aristocrate qui reproduit la violence de tout un régime et sauvera sa fille au prix de sa propre vie, de l’autre la grand-mère misérable qui vient inscrire son petit-fils aux bancs de l’armée révolutionnaire. Elle le sacrifie sur l’autel d’un avenir meilleur pour l’humanité.
André et Madeleine, quant à eux, n’ont pas de contradictions, ils ne font pas de compromis. Ce sont des artistes. Ils ne participent ni à l’Ancien Régime ni au nouveau, ils ne participent pas à la guerre des citoyens. S’ils doivent faire un sacrifice, c’est celui de leur propre vie. Ils portent en eux une révolution qui ne s’arrête pas à un changement d’institutions, au remplacement de tyrans par d’autres tyrans. Celle de la compassion qu’il faut recommencer chaque jour.
Andrea Chénier est une œuvre qui trouble à chaque fois. À l’heure de ladite « post-vérité » où chacun aurait sa vérité, où toutes les vérités se vaudraient, redécouvrir le vérisme fait du bien. Dans ce genre que le public français avait longtemps dénigré, les personnages sont campés avec tant d’emphase que les fausses vérités pâlissent vite devant la pureté des consciences.
Andréa Chénier au Théâtre des Champs-Elysées (26 mars 2017)
Crédit photo : TCE (c) Vincent Pontet
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