Devant une soirée pareille, il faudrait vraiment être mesquin pour trouver à redire. Certes, quelques paraphrases du livret dans la mise en scène, quelques rôles secondaires à la voix un peu acide, la respiration parfois laborieuse de la soprano... Mais pour tout le reste, cet Andrea Chénier fera date.
On n’avait encore jamais vu Jonas Kaufmann dans un tel état de grâce. La passion de ses Cavaradossi et la complexité de ses Werther n’étaient que des préludes à ce Chénier : un poète pré-romantique, honnête, intègre, débordant de charisme. Pour cette prise de rôle, tout parait facile, évident, tout respire d’une jeunesse et d’une insolence époustouflantes. Son incarnation du personnage et une assurance musicale sans faille nous font redécouvrir le parler-chanter, la déclamation, la force du verbe qui habite les grands poètes. Elan sublime couronné par le duo du quatrième acte, dans lequel la superbe Maddalena campée par Eva-Maria Westbroek apparaît toujours plus exaltée, sensuelle et résolue.
Baisers érotiques copieusement échangés, l’œil brillant de folie, la débauche d’énergie sonore... Le meilleur de l’opéra et du théâtre est au rendez-vous. Zeljko Lucic, dont on connaissait la musicalité somptueuse, donne à son Carlo Gérard une trajectoire psychologique parfaitement maîtrisée, partagée entre l’honneur, la jalousie et le sens de la compassion. Complétée par la présence sulfureuse de Denyce Graves dans le rôle de la confidente au grand cœur, la distribution donne à entendre un authentique feu d’artifice vocal.
Le choix des costumes d’époques apporte un cachet historique impressionnant et presque cinématographique, bien qu’un peu trop « propre », notamment en ce qui concerne les « merveilleuses »… La scénographie, intelligente, permet instantanément de ressentir le changement de climat entre le début des insurrections en 1789 et la vie quotidienne sous la Terreur, faisant presque oublier un buste de Marat légèrement démesuré par rapport au plateau.
On saluera enfin l’immense talent d’Antonio Pappano qui entraine la fosse et la scène avec une vitalité désarmante, son orchestre clair et franc servant l’extrême délicatesse de la partition. L’ensemble montre le vérisme dans ce qu’il a de meilleur, organique et dépouillé de toute vulgarité, habité de réminiscences classiques omniprésentes, et prompt à la peinture fidèle des vies les plus tourmentées.
La révolution française se rejoue sous nos yeux, dans ses idéaux contradictoires et ses situations rocambolesques, où l’espoir et l’arbitraire ne cessent de se confondre et de se confronter.
Comme un leitmotiv, à chaque tombé de rideau, dans une atmosphère d’entre-acte pesante, on peut lire la terrible citation de Robespierre écrivant, alors qu’il refusait la grâce de Chénier : « Même Platon a chassé les poètes de sa République. » Le fait que la Royal Opera House n’ait pas redonné cet opéra depuis trente ans en fait un événement d’autant plus remarquable. On se rappelle que la condition de créateur, et sa liberté, sont à réinventer encore, comme la place que nous, spectateurs, accordons chaque jour à la poésie une fois sortis du théâtre. Covent Garden a résonné d’une ovation triomphale, ayant présenté deux amoureux révoltés, qui opposent à l’arbitraire de l’Ancien Régime, de la Terreur et de l’obscurantisme, la force de leurs sentiments et leur amour de la liberté. Quel bonheur !
Kevin Lérou
Andréa Chénier à Covent Garden (jusqu'au 6 février 2015)
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