Certaines maisons d'opéra outre-Atlantique vendent aujourd'hui davantage de billets pour des représentations d'opéras américains contemporains que, par exemple, pour les grands classiques de Verdi, Rossini ou Mozart. Une tendance qui se traduit souvent par des programmations et des commandes de plus en plus variées, alors qu’un grand nombre de ces nouvelles œuvres font l'objet de mises en scène successives dans différentes maisons d'opéra en Amérique, mais aussi à l'étranger.
L'Opéra de San Francisco, en coproduction avec l’Opéra de Santa Fe et l'Opéra de Seattle, a ainsi commandé un opéra, The (R)evolution of Steve Jobs, inspiré de la vie et de la personnalité de Steve Jobs, l’emblématique patron d’Apple. Longtemps retardée à cause de la pandémie, l’œuvre est maintenant présentée dans la ville non loin de là où Steve Jobs a vécu et où, encore aujourd’hui, les plus longues files d’attente se forment devant les boutiques de smartphones.
À sa création à Santa Fe en 2017, l’œuvre a été très remarquée avant de tourner partout aux Etats-Unis, notamment à Austin, au Kansas, à Atlanta ou dans l'Utah. Une production est également prévue à Washington. Un enregistrement a été édité par Pentatone à l'occasion de la première et a été récompensé par un Grammy pour le meilleur enregistrement d'opéra.
The (R)evolution of Steve Jobs est ainsi le premier opéra du compositeur Mason Bates, originaire de la région de San Francisco. Le librettiste de l’ouvrage, Mark Campbell, avait quant à lui déjà écrit près de 25 livrets d'opéra pour différents compositeurs, comme par exemple pour l'opéra Silent Night de Kevin Puts, qui a remporté le prestigieux prix Pulitzer de la musique.
De prime abord, la collaboration entre les deux artistes s'est avérée difficile, car Steve Jobs était une personnalité pleine de contradictions et de traits de caractère ambivalents. Son univers s'articule autour du monde des affaires, mais aussi de la famille et du bouddhisme, et oscille tantôt vers une perpétuelle quête de perfection et d’agitation frénétique, tantôt vers une aspiration à l’ascétisme et à la quiétude. Dans sa vision du monde, Steve Jobs aspirait ainsi à mettre de l'ordre dans le désordre de l’humain, à relier tous les grands axes de la vie par la communication à l’aide d’un unique appareil (« one device »). Et pour autant, cette aspiration n’empêchait le businessman de mener une vie chaotique et dissolue.
The (R)evolution of Steve Jobs, Opéra de San Francisco (c) Cory Weaver
Le livret de l’opéra se décline en 18 tableaux – souvent d’une durée de trois à cinq minutes chacun – qui débutent en 1965 et retracent la vie de Steve Jobs en cercles concentriques non linéaires, jusqu'à sa mort prématurée en 2011 à l'âge de seulement 56 ans.
L’ouvrage aborde ainsi sa face sombre, ses traits de caractères difficiles et ses relations compliquées tantôt avec sa famille et son cercle privé, tantôt dans son environnement professionnel.
Le composteur Mason Bates utilise notamment des instruments électroniques – il est aussi DJ. La musique repose sur des leitmotivs et une constellation de sons atmosphériques pour caractériser et développer les personnages – le compositeur va jusqu'à comparer cette technique à celle de Richard Wagner. Le rôle de Steve Jobs lui-même est ainsi caractérisé par une guitare électrique. Le musique est néanmoins éclectique et on peut entendre des nappes musicales rappelant tantôt Benjamin Britten, Philip Glass ou Leonard Bernstein, entre autres.
L'orchestre est composé de 65 musiciens, dont 40 cordes, des bois, un saxophone, des cors, des trompettes, une harpe, un piano, des timbales, des percussions et une guitare acoustique. La musique enchaine les staccatos, de nombreuses syncopes, intègre dans son orbite musicale électronique de nombreux moments ironiques ou comiques, mais aussi de longues phrases romantiques, notamment dans le chant. Les amateurs d’expressions musicales anglo-saxonnes et éclectiques mêlant chant parlé et lignes vocales sentimentales, parfois pathétiques et ponctuées d’images sonores évanescentes, trouveront leur compte dans cette œuvre d’une centaine de minutes.
Les sonorités électroniques sont assurées par Rick Jacobsohn, le décor est signé par Victoria (Vita) Tsykun et les costumes de Paul Carey. La mise en lumière est artistiquement réalisée par Japhy Weidemann.
Sur scène, six rectangles mobiles (aux allures de smartphones surdimensionnés) sont utilisés comme surfaces de projection de créations d'images diverses. Un groupe de stage hands les déplace sur scène de façon invisible dans une chorégraphie bien étudiée. Le projection design et l'art vidéo réalisés par 59 Productions jouent de nouveau un rôle décisif – le studio a déjà signé la scénographie sensationnelle de Satyagraha de Philip Glass au Metropolitan Opera de New York et à l'Opéra de Los Angeles ainsi qu'au National Opera de Londres.
Les voix des chanteurs sont techniquement intégrées dans un son électro-acoustique. John Moore dans le rôle de Steve Jobs fait ici ses débuts à l'Opéra de San Francisco, mais avec une solide expérience du rôle qu'il a déjà tenu sur scène dans de nombreuses productions américaines. Son envergure vocale et sa présence théâtrale rendent humainement justice aux différents mondes de Steve Jobs, entre agitation, esprit d'invention, réflexion intérieure et prise de conscience de sa maladie.
À ses côtés, la mezzo-soprano Sasha Cooke interprète Laurene (la veuve de Steve Jobs), après avoir déjà tenu le rôle lors de la première représentation à Santa Fe. Elle est la femme présente dans la vie de Jobs qui, par sa chaleur, son empathie et son affection, est la seule à réellement toucher son cœur. Elle seule parvient à le ramener sur terre, du moins temporairement, et à lui faire prendre conscience de sa grave maladie et de sa mort imminente. Le mezzo chaleureux de Sasha Cooke saisit l'auditeur.
The (R)evolution of Steve Jobs, Opéra de San Francisco (c) Cory Weaver
Le moine Kōbun Chino Otogawa, dont l'apparence oscille entre le monde réel et le monde spirituel, a également été un accompagnateur humainement décisif dans la vie de Steve. Il assiste Jobs par ses conseils avisés et son soutien permanent, tout en pouvant lui tenir tête lors de leurs discussions. Il utilise également des interjections comiques, voire ironiques (« karma can suck... »). La basse Wei Wu dans le rôle de Kōbun fait également ses débuts à l'Opéra de San Francisco, mais comme ses compagnons de scène, il a déjà de l'expérience dans ce rôle, qu'il interprète de façon convaincante.
Le ténor Bille Bruley, dans le rôle de Steve Wozniak, dépeint avec force les traits étranges et attachants du cofondateur d’Apple et du compagnon de route de longue date de SteveJobs.
Les 24 membres du San Francisco Opera Chorus, sous la direction de John Keene, incarnent avec beaucoup d’intensité la voix et les revendications des employés de l’entreprise de Jobs.
L'orchestre de l'Opéra de San Francisco joue avec verve et une belle finesse rythmique sous la direction de Michael Christie, qui avait déjà dirigé la création et l'enregistrement du disque. De son côté, le compositeur Mason Bates assure lui-même l’utilisation des appareils électroniques dans la fosse d'orchestre.
Le public suit la représentation avec passion, s'amusant aussi beaucoup des éléments comiques de l’ouvrage, et se lève spontanément à juste titre avec enthousiasme pour offrir une standing ovation à l’équipe artistique lors des saluts, qui atteint son point culminant lorsque le compositeur Mason Bates et le librettiste Mark Campbell se présentent devant l'auditoire.
Avec ses inventions technologiques, Steve Jobs a changé le monde de la communication et au-delà de façon irréversible – l’un de ses postulats était : « utilise la technologie, mais ne deviens pas dépendant d'elle... ». C’est peut-être précisément ce dont on doute de plus en plus aujourd'hui.
traduction libre de la critique en allemand d'Achim Dombrowski
(27 septembre 2023, San Francisco)
The (R)evolution of Steve Jobs à l'Opéra de San Francisco, du 22 septembre au 7 octobre 2023
05 octobre 2023 | Imprimer
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