Cecilia Bartoli en a fait la marque de sa direction du Festival de Pentecôte de Salzbourg : à chaque nouvelle édition depuis 2012, la mezzo-soprano s’approprie et met à l’honneur un rôle de femme afin que chaque année soit l’occasion de présenter « une nouvelle facette de la féminité ». Et pour l’édition 2016 du Festival qui concorde avec la commémoration des 400 ans de la disparition de William Shakespeare, Cecilia Bartoli plaçait l’événement lyrique sous le signe de Roméo et Juliette.
L’œuvre de l’écrivain a évidemment déjà été adaptée à l’opéra (que ce soit par Gounod ou Bellini, par exemple) mais Cecilia Bartoli leur a préféré West Side Story, le « drame lyrique » de Leonard Bernstein. Un choix surprenant de prime abord dans le cadre du Festival de Salzbourg, temple de l’art lyrique, mais qui pourtant semble s’inscrire pleinement dans la tradition de l’art lyrique pour mieux se confronter à la modernité du genre.
Une œuvre dans l’air du temps
Initié dès 1949 par le chorégraphe Jerome Robbins et rapidement proposé au librettiste Arthur Laurents et à Leonard Bernstein qui doit en composer la musique, le projet (alors baptisée East Side Story) se veut dès l’origine une adaptation de Roméo et Juliette. Le trio imagine néanmoins une transposition dans le New York de l’après-guerre reposant sur la rivalité d’une famille catholique d’origine italienne (les Jets) et une famille juive du Lower East Side de Manhattan, rescapée de l’Holocauste (les Emeralds). Une thématique, l’antisémitisme, néanmoins déjà abondamment traitée par le Broadway de l’époque et qui convainc le trio à mettre le projet de côté. Il faudra attendre 1955 pour que l’œuvre soit reprise et puise son inspiration dans l’actualité l’époque, marquée par le développement de la criminalité juvénile et l’émergence des phénomènes de gangs. Alors que Stephen Sondheim est associé au projet comme parolier, East Side Story devient West Side Story, toujours ancré dans les quartiers populaires et ouvriers de New York mais s’appuyant cette fois sur la confrontation des Jets, jeunes dont les parents sont issus de l’immigration européenne (notamment polonaise) et se considérant comme Américains, et des Sharks, appartenant à la deuxième génération d’émigrés portoricains – et c’est alors que musicalement, West Side Story prendra les tonalités latino qu’on lui connait aujourd'hui.
Le livret d’Arthur Laurents adapte et transpose fidèlement la trame de Roméo et Juliette : Tony, ami proche de Riff, le chef des Jets, aime Maria, sœur de Bernardo, le chef des Sharks. Un amour impossible, contrarié par la pression de l’environnement des protagonistes condamnés à un destin tragique.
West Side Story s’impose comme une œuvre résolument ancrée dans les thématiques sociétales de l’époque (l’immigration, l'intégration et le racisme, notamment), mais toujours d’actualité et c’est cette contemporanéité qui a su séduire Cécilia Bartoli.
Pour autant, à l’époque, cette approche hybride a aussi mis en péril la concrétisation du projet – jugée trop politique, trop sombre ou trop tragique pour les uns, ou à l’inverse tirant trop vers la comédie pour les autres (certains textes seront supprimés par Arthur Laurents, afin de préserver l’intensité de l’œuvre). Il en résultera une œuvre unique, conçue comme une comédie musicale et une œuvre de divertissement mais revendiquant aussi le qualificatif de « drame lyrique », affichant de hautes ambitions musicales (et lyriques), portées haut par Leonard Bernstein – parfois bridé par ses collaborateurs qui redoutent une musique trop harmonique pour une œuvre populaire, mais qui n’empêchera pas le compositeur, dès l’origine, de donner une dimension opératique à West Side Story, notamment en y intégrant des créations initialement destinées à Candide, son opérette inspirée du conte philosophique de Voltaire (le duo de Tony et Maria, « One Hand, One Heart », était ainsi initialement destiné à Cunégonde).
Et si tout au long de sa création West Side Story peinera à trouver des financements et à se monter (notamment du fait de la difficulté à trouver un casting à la mesure d’une œuvre qui doit être « à la fois chantée, dansée et jouée par des interprètes ayant tous l’air d’avoir moins de 17 ans »), West Side Story est finalement créé le 26 septembre 1957 au Winter Garden Theatre de Broadway, avec Larry Kert et Carol Lawrence dans les rôles de Tony et Maria et par Chita Rivera dans celui d'Anita, et connait alors un imposant succès populaire et critique – l’œuvre fera l’objet de 732 représentations à Broadway avant de partir en tournée, et d’être repris notamment à Londres en 1958 pour plus d’un millier de représentations.
Une dimension « opératique »
Auréolé de son succès, West Side Story est abondamment repris dans différentes mises en scène, adapté au cinéma en 1961 et fait surtout l’objet de nombreuses versions – des versions jazz notamment, mais aussi une « version opératique » en 1984 en vue d’un enregistrement (primé en 1985), réarrangée et surtout dirigée par Leonard Bernstein en personne pour la première fois, avec Kiri Te Kanawa dans le rôle de Maria (à la fois impressionnée et amusée par l’enthousiasme de Leonard Bernstein : « c’était comme avoir Mozart avec soi, pour recevoir les directives du maestro en personne ; vous pouvez percevoir ses émotions, ses frustrations, ses joies et ce qu’il attend de ses interprètes, et c’est ce qui rend l’homme intéressant – il évolue sur un autre plan d’existence »), aux côtés de José Carreras dans celui de Tony et Tatiana Troyanos pour incarner Anita – un enregistrement qui fera l’objet d’un film documentaire, The Making of West Side Story, produit par Humphrey Burton et réalisé par Christopher Swann.
On sait que Leonard Bernstein a toujours aspiré à réaliser « sa » version « lyrique » de West Side Story (car selon le compositeur, « le maître mot était de lever le voile étroit qui sépare l’opéra de Broadway ») mais là encore, le projet soulevait de nombreuses problématiques.
Pour Leonard Bernstein, « West Side Story a toujours été une histoire d’adolescents et il n’y a pas de chanteurs d’opéra adolescents, c’est par définition une contradiction dans les termes » (a fortiori il y a encore quelques dizaines d’années). « Mais il s’agit là d’un enregistrement et les interprètes n’ont pas à avoir 16 ans, ils n’ont pas besoin de savoir danser, de jouer la comédie et le tout, sur scène huit fois par semaine. Nous avons donc opté pour cette approche peu orthodoxe de faire appel à des chanteurs d’opéra de classe internationale. Je suppose que le seul problème était le risque que leur voix paraisse trop âgée à l’oreille, mais ce ne fut pas le cas, c’était simplement merveilleux ! ». Le compositeur poursuit : « Kiri interprétant le rôle Maria, c’est un rêve éveillé : Maria est une jeune fille portoricaine et il y a une couleur très sombre dans la voix de Kiri, peut-être du fait de ses origines maories, et sa profondeur est parfaite pour la partition. Et même quand elle doit paraitre juvénile et lyrique dans les registres les plus hauts, c’est exactement ce que je souhaitais ».
Cette version opératique de West Side Story est également l’occasion pour le compositeur de réarranger son œuvre telle qu’il l’avait initialement imaginée. Pour son enregistrement, il adopte ainsi un tempo sensiblement plus lent que celui joué dans les versions scéniques de l’œuvre : « pour l’enregistrement, nous avons pu adopter le tempo dont j’avais initialement rêvé, plus élégant et plus lyrique », moins enlevé mais davantage porté par les voix.
On comprend mieux, dès lors, la volonté de Cecilia Bartoli de monter une nouvelle production de West Side Story dans le cadre du Festival de Salzbourg, temple de l’art lyrique. L’œuvre s’y prête, fait écho aux ambitions du compositeur et s’inscrit surtout dans les évolutions contemporaines de l’opéra.
West Side Story au Festival de Salzbourg
Pour la première fois, le Festival de Pentecôte de Salzbourg s’ouvrait donc avec une « comédie musicale », transformant la scène aux dimensions impressionnantes du Felsenreitschule (ce lieu atypique, manège d’équitation datant du tout début du XVIIème siècle avec ses arcades taillées dans la roche), en une reproduction du New York des années 50, prenant ici la forme d’une gigantesque structure industrielle digne des superproductions de Las Vegas – le décor aurait nécessité, nous dit-on avant la représentation, « 50 tonnes d’acier, huit tonnes de verres et de bois et un nombre incalculable d’écrous » pour parfaire cette transformation. Sur scène, 47 chanteurs, danseurs et comédiens superbes virevoltent sur les chorégraphies d’origine de Jerome Robbins, remises au goût du jour par Liam Steel, arborant les 270 costumes confectionnés par 60 tailleurs au cours de 8000 heures de travail.
Une production toute en démesure, donc, qui fait écho aux hautes heures de Broadway, mais qui se revendique aussi des standards musicaux du Festival de Salzbourg. Dans la fosse, le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela est ainsi emmené par le bouillonnant chef Gustavo Dudamel (issu de l’institution vénézuélienne El Systema) et qui laisse d’abord parler ses origines latines et son tempérament volcanique. Puis au gré de la soirée, on constate de subtils changements de couleurs, le son se fait plus ample, de plus en plus cristallin. Et alors que l’intensité dramatique augmente, la musique prend le pas sur l’action comme pour souligner l’absurdité des comportements quand la mort et la haine prennent le pas sur l’amour innocent et la beauté pure d’une jeunesse pleine de fougue, transcendée par le ténor Norman Reinhardt dans le rôle de Tony et Karen Olivo dans celui d’Anita… en plus de deux Maria et pas des moindres.
Car c’est sans doute l’une des originalités de cette production : s’interroger sur ce que devient Maria après la mort de Tony. Soulevant les mêmes interrogations que Leonard Bernstein à l’époque quant à l’âge des personnages (des adolescents confrontés à des problématiques d’adolescents) mais susceptibles d’être interprétés par des chanteurs d’opéra confirmés, la production imagine deux interprètes se partageant le rôle de Maria sur scène : Cecilia Bartoli incarnant une Maria se remémorant ses émotions et souvenirs de jeunesse (soulignés par la couleur, la richesse et la profondeur du chant de la mezzo-soprano), eux-mêmes personnifiés par Michelle Veintimilla (habituée des scènes de Broadway), qui danse et joue ici une jeune Maria idéalisée.
Une approche sans doute significative à l’heure où le monde de l’opéra est en pleine mutation. Car si longtemps, les places respectives du théâtre et du chant ont fait débat chez les lyricomanes, force est de constater qu’aujourd’hui (à l’heure des productions multimédias, des captations vidéos et retransmissions de productions en ligne ou au cinéma, entre autres), l’interprétation scénique est de plus en plus indissociable des qualités vocales des interprètes. Le jeu d’acteur et la cohérence des rôles occupent une place manifestement de plus en plus prégnante dans les mises en scène et en tant que directrice artistique, Cecilia Bartoli semble pleinement embrasser cette tendance. Elle imagine un spectacle complet, laissant une juste place autant au chant qu’à la comédie (quitte à « répartir les rôles » entre deux interprètes) pour mieux susciter l’émotion.
Et si cette évolution (à laquelle on adhère ou non) semble vouloir façonner l’avenir d’un genre opératique moderne, peut-être peut-on aussi y voir un retour aux sources. Car la création même de l’opéra au XVIIème siècle, reposant notamment sur la mise en musique du théâtre grec antique, visait déjà cette même ambition : concevoir des spectacles plus divertissants, s’adressant davantage aux émotions grâce à des œuvres plus complètes (théâtrales, musicales et scéniques, portées parfois par de véritables prouesses pour l’époque en termes de mise en scène, voire d’effets spéciaux) afin de divertir voire d’éblouir l’auditoire. Une ambition similaire à celle qui anime aujourd’hui la directrice artistique du Festival de Salzbourg et à l’évidence, le public ne s’y trompe pas : au Festival de Pentecôte, le public offrait une standing ovation à cette West Side Story et sa reprise dans le cadre du Festival d’été de Salzbourg affiche déjà complet.
25 mai 2016 | Imprimer
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