À Bastille, l’Ange exterminateur d’Adès : nuit de folie

Xl_the-exterminating-angel-opera-de-paris-2024-005 © Agathe Poupeney / OnP

Jamais deux sans trois… Après Powder her face en 1995, coup d’éclat d’un prodige de 24 ans, Thomas Adès avait beaucoup impressionné en 2004 avec The Tempest à Londres (l’ouvrage a depuis été repris dans le monde entier). Qu’en est-il de cet Ange exterminateur, créé au Festival de Salzbourg en 2016 et qui entre aujourd’hui au répertoire de l’Opéra Bastille

Inspiré par le film éponyme (1962) de Luis Buñuel, L’Ange exterminateur s’affirme tout d’abord comme la quintessence de l’univers du compositeur britannique. On y retrouve le goût d’Adès pour les happy-few excentriques (Powder her face racontait la déchéance libertine de la duchesse d’Argyll) ainsi que l’amour de la féérie (The Tempest narrait les aventures du magicien Prospero). Aidé par un très grand orchestre et un large plateau de solistes, L’ange exterminateur pousse la satire de la bourgeoisie jusqu’aux extrêmes. Des amis de la haute société se rejoignent dans un salon après avoir assisté à une représentation d’opéra. Rapidement, des événements inattendus surviennent : les serviteurs s’en vont et les invités, par une trouvaille surréaliste, ne réussiront plus à sortir du salon dont ils sont prisonniers. En résulte une nuit de folie, qui va briser tous les tabous et plonger l’intrigue dans la métaphysique.


The Exterminating Angel, Opéra national de Paris 2024 (c) Agathe Poupeney

Disons-le d’emblée : la musique d’Adès réalise des prodiges. Dirigeant lui-même un puissant Orchestre de l’Opéra de Paris (à la place de Gustavo Dudamel initialement prévu), le compositeur réussit admirablement la progression dramatique de l’ouvrage. Pour l’exposition, il parvient à différencier tous les personnages d’invités (près d’une dizaine !) tout en instillant la folie qui gagne progressivement le plateau entier. Plus que les airs, souvent très beaux et pour toutes les tessitures (chaque chanteur possède son moment de bravoure très caractérisé), c’est l’orchestration qui impressionne le plus ici. Parsemant l’histoire d’échos mexicains (le livret s’inspire du film de Buñuel), de valses, de berceuses, de solos de guitare ou de marches militaires, Thomas Adès pousse tous les éléments jusqu’au point de rupture, avec une force et une malléabilité permise par une instrumentation aussi subtile dans le détail que monumentale dans son élan général. Trouvaille géniale, les ondes Martenot (tenues par l’experte Nathalie Forget) colorent l’orchestre d’une inquiétante étrangeté. Il faudrait pouvoir citer tous les moments d’anthologie de la partition, si L’ange exterminateur ne manquait pas, au final et selon nous, de chair et d’émotion. Certes, l’ouvrage réussit la passe de trois opéras réussis, comme le hat trick d’un footballeur. Mais il y a bien quelque chose de l’exploit sportif, dans cette musique souvent prodigieuse, qui impressionne et sort les muscles.

Donnée en nouvelle production, la mise en scène de Calixto Bieito déçoit et éblouit à la fois. Elle souffre d’un manque cruel d’imagination, puisque le chaos délirant qui s’empare de la scène n’est que le prétexte aux éternels déshabillages, giclées de semence et de sang, offrant des clichés sempiternellement répétés sur les scènes des mauvais théâtres depuis des décennies. La situation de huis-clos proposé par le livret (des personnages enfermés pour une raison qu’on devine métaphysique) était pourtant d’une telle richesse scénographique ! En revanche, le metteur en scène catalan réussit pleinement sa direction d’acteurs. Rarement, on aura vu un plateau de chanteurs s’abandonner à ce point sur scène. Impossible de distinguer un soliste plutôt qu’un autre : qu’il s’agisse du contre-ténor Anthony Roth Costanzo, des barytons et basses Jarrett Ott, Clive Bayley, Philippe Sly, Paul Gay, des ténors Nicky Spence, Frédéric Antoun, Filipe Manu, des mezzos Christine Rice, Hilary Summers, des sopranos Jacquelyn Stucker, Claudia Boyle, Amina Edris, ou de la colorature Gloria Tronel, tous provoquent un ouragan fulgurant sur la scène de l’Opéra Bastille.

En dépit de certaines réserves, L’ange exterminateur est un spectacle-choc, comme on en voit peu à Paris.

Laurent Vilarem
Paris, 29 avril 2024

L'Ange Exterminateur de Thomas Adès à l'Opéra national de Paris Bastille, du 29 février au 23 mars 2024 (retransmis en direct le 9 mars 2024 sur POP, la plateforme de l'Opéra de Paris)

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