C’est l’un des événements inattendus de la saison lyrique. A 31 ans, Clara Olivares crée son deuxième opéra, Les Sentinelles, dans trois grandes maisons françaises : l’Opéra National de Bordeaux où vient d’avoir lieu la première, l’Opéra de Limoges en janvier puis l’Opéra-Comique à Paris en avril. Une exposition réjouissante pour l’œuvre de la compositrice franco-espagnole d’autant que toute l’équipe musicale et dramatique a la particularité d’être jeune et quasi exclusivement féminine.
C’est cette dimension générationnelle qui séduit essentiellement dans ces Sentinelles. Le livret que l’on doit à Chloé Lechat traite de thèmes de notre époque : un couple lesbien forme une sorte de « trouples » avec une autre femme qui vit avec sa fille surdouée intellectuellement. Le drame surviendra avec cette dernière, en raison de l’incompréhension des adultes. À l’issue de la représentation, un spectateur a eu cette comparaison judicieuse : Les Sentinelles s’inscrivent dans l’histoire de l’opéra, un peu comme les ouvrages de Giancarlo Menotti l’ont fait après-guerre. Des tranches de vie quotidienne et résolument contemporaine, offrant de beaux portraits de femmes (ici quatre de générations différentes).
La mise en scène due également à Chloé Lechat constitue la partie la plus réussie du spectacle. Répartissant la scène en deux espaces fluides, le premier acte permet de faire vivre d’un côté A (Anne-Catherine Gillet) avec sa fille E (Noémie Develay-Ressiguier) et de l’autre, le couple formé par B (Sylvie Brunet-Grupposo) et C (Camille Schnoor). Les vidéos et animations d’Anatole Levilain-Clément sont également saisissantes dans leur représentation de l’imaginaire d’une jeune fille « zèbre » à haut potentiel intellectuel. On reste ici dans l’ordre de l’intime mis en musique, la dimension féminine homosexuelle de l’histoire apparaissant comme une donnée anecdotique de l’intrigue. Il n’en demeure pas moins que l’opéra est le lieu des passions extrêmes : jalousie, abandon, suicide, mort ou joie… L’histoire manque ainsi de péripéties dramatiques, l’issue fatale se fait entendre dès le début et il manque une certaine simplicité émotionnelle dans ces mots au dolorisme souvent unilatéral, avec ces personnages sévères et au final peu attachants, qui n’évoluent guère. On songe à d’autres « trouples » de l’opéra : Pelléas, Mélisande et Golaud du Pelléas et Mélisande de Debussy ou bien encore Sophie, Octavian et La Maréchale du Chevalier à la rose de Strauss, sauf qu’il s’y ajoute du mystère dans le premier et une réflexion bouleversante sur le temps qui passe dans le second (ici seulement entraperçue par le personnage de B).
Les sentinelles, Anne-Catherine Gillet (A) et Camille Schnoor (C), répétitions, Grand-Théâtre, octobre 2024
La musique de Clara Olivares suit au plus près les sentiments de ses personnages. Après un étonnant interlude bruitiste (très belle direction de la cheffe Lucie Leguay à la tête de l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine), la compositrice choisit une écriture plus massive, qui travaille par strates instrumentales. L’effet est réussi lorsqu’il contraste avec ce qu’on voit sur la scène. Or, souvent fosse et voix se redoublent l’une et l’autre, au diapason de l’action dramatique. Il existe néanmoins une jolie sensibilité entre scènes intimes et écriture vocale qui rappelle régulièrement Dialogues des carmélites de Poulenc. L’acte 2 marque le pas : les interludes symphoniques se multiplient, grossissant une action qui souffre cruellement d’enjeux purement dramatiques. L’engagement des trois chanteuses (Gillet, Brunet-Grupposo, Schnoor) et de la comédienne parlée (Develay-Ressiguier) est cependant remarquable tout au long du spectacle.
La démarche semble en tout cas avoir touché le public bordelais, et nul doute que pour les reprises, la jeunesse s’y reconnaisse de façon vibrante. En somme, des Sentinelles à surveiller de près !
Laurent Vilarem
Bordeaux, 10 novembre 2024
Les Sentinelles, du 10 au 14 novembre 2024 à l'Opéra national de Bordeaux
11 novembre 2024 | Imprimer
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