Connaissez-vous beaucoup d’opéras sur des peintres ? Les amoureux du répertoire lyrique évoqueront le personnage de Marcello dans La Bohème de Puccini, les amateurs de comédie musicale parleront de Sunday in the park with George (Seurat) de Sondheim et les musicologues penseront certainement à Mathis der Maler de Hindemith basé sur la vie du peintre Matthias Grünewald. Donné en création à l’Opéra de Zürich, La jeune fille à la perle de Stefan Wirth appartient à cette tradition.
La Jeune fille à la perle, c’est tout d’abord le célébrissime tableau de Vermeer (conservé au Mauritshuis de La Haye). C’est également un fameux roman éponyme (1999) de Tracy Chevalier, adapté au cinéma dès 2003 avec Scarlett Johansson dans le rôle-titre. La promesse d’un opéra sur l’histoire secrète du tableau augurait d’autant mieux à Zurich que Thomas Hampson tenait le rôle du peintre néerlandais. Tous ceux et toutes celles qui espéraient une réflexion sur l’art pictural de Vermeer en seront toutefois pour leurs frais : les trois premiers quarts d’heure de l’opéra narrent le morne quotidien de la servante Griet et Hampson en Vermeer (après une brève intervention au début) est complètement absent de la scène. C’est ici l’originalité du roman de Tracy Chevalier et du livret de Philip Littell : l’histoire est racontée à travers le prisme du modèle ayant inspiré la toile, la servante Griet entrant au service des Vermeer. L’optique est ici résolument sociale et féministe, Griet restant une domestique contrainte à la fois par sa pauvreté et son genre. Vermeer finit bien par lui demander de poser pour sa toile, mais en aucun cas, il n’est question d’une histoire d’amour entre les deux personnages d’origines sociales trop différentes.
On retrouve un même souci réaliste dans les prémisses du spectacle. Le metteur en scène Ted Huffman choisit de ne montrer aucun tableau du peintre ; on ne verra donc ni en vidéo ni en décor La jeune fille à la perle ou l’artiste en train de peindre devant un chevalet. Ce qui peut apparaître dans un premier temps austère et répétitif (il s’agit vraiment de la vie intime d’une servante aux prises avec des enfants sadiques, une maîtresse de maison jalouse et tyrannique, un petit ami pressant et le mécène des Vermeer qui cherche à la violer), finira, on le verra, par créer un spectacle somptueux avec des personnages richement esquissés. A la musique d’apporter des couleurs sur une scène plongée dans le noir.
Maître d'œuvre de l’ouvrage, Stefan Wirth est méconnu en France. Zurichois de naissance (en 1975), le compositeur a étudié auprès de Heinz Holliger et a collaboré avec les metteurs en scène radicaux Frank Castorf et Christoph Marthaler. Si on ne savait pas à quoi s’attendre, les premières mesures donnent tout de suite le La : Wirth est un musicien moderne de tradition allemande. Le Philharmonia Zürich (magistralement dirigé par le chef Peter Rundel dans l’admirable acoustique de l’Opernhaus) fait entendre une partition comme une synthèse : plages expressionnistes réminiscentes des opéras de Berg, épisodes bruités alla Sciarrino ou Eötvös, et un orchestre puissant mâtiné de colorisme instrumental à la française. Le langage n’est pas très original mais bouillonne d’imagination et de mobilité. Vocalement, Wirth s’inscrit également dans la tradition germanique (malgré la langue anglaise du livret) alternant arias et récitatifs, sans hérisser la ligne vocale. Maintenant une tension constante (souvent trop pour une histoire somme toute quotidienne), Wirth n’opte jamais pour la tendresse et la consonance mais préserve une belle invention orchestrale.
Comment expliquer alors l’enthousiasme puissant que provoque le spectacle ? À la moitié de l’ouvrage, Vermeer s’intéresse à Griet et cherche à faire son portrait. Jusque-là léchée de noir et ornée d’un mur de lumières blanches, la scène s’anime soudain de touches de couleur. On admire les costumes d’Annemarie Woods, la virtuosité avec laquelle les scènes s’enchaînent à une vitesse foudroyante, notamment au cours de somptueux tableaux vivants. L’opéra devient brusquement une fascinante étude sur la création artistique, rehaussée de vrais enjeux dramatiques. Dans son dernier tiers, La Jeune fille à la perle trouve un rythme époustouflant, grâce à une scène constamment tournante (les chanteurs parcourent des kilomètres !) et une humanité qui finit par conquérir un public très enthousiaste durant les saluts. De prémisses réalistes et dépouillées naît un spectacle splendide, d’une puissante incarnation. On n’oubliera pas de sitôt toute l’équipe vocale magnifiquement investie : citons notamment l’ardent Pieter de Yannick Debus, l’impériale Catharina Vermeer de Laura Aikin, le si doux et élégant Vermeer de Thomas Hampson et surtout la prodigieuse Griet de la soprano américaine Lauren Snouffer, véritable héroïne de l’opéra qui tient infailliblement un rôle très exigeant.
On sort de l’Opéra de Zürich impressionné par la maestria avec laquelle le metteur en scène ressuscite le temps de Vermeer et interroge le mystère de la création artistique. À noter que Ted Huffman signe la mise en scène du Couronnement de Poppée lors du prochain Festival d’Aix. Une date à souligner d’ores et déjà sur son agenda…
Laurent Vilarem
Opéra de Zurich (3 avril 2022)
Girl with a Pearl Earring à l'Opernhaus Zurich, du 3 avril au 8 mai 2022
Crédit photos : T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
04 avril 2022 | Imprimer
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