La création de Bérénice de Michael Jarrell revêtait plusieurs enjeux. Le compositeur suisse tout d’abord s’était montré maître dans l’art de rendre hommage aux pièces classiques dans le puissant monodrame parlé Cassandre. Il s’agissait également du début du cycle de créations commandées par Stéphane Lissner autour de chefs d’œuvre du patrimoine français (on attend à présent le Soulier de Satin de Marc-André Dalbavie), et plus inattendu, Philippe Jordan dirigeait enfin sa première œuvre contemporaine depuis sa nomination en 2009. La déception est à la hauteur des attentes.
Le droit de l’artiste prévaut. Ici, Bérénice est transformée en tragédie expressionniste, façon Lear. On aura une première idée du ton du spectacle en racontant qu’ici, la reine de Judée lance sa chaussure à la figure de Titus lorsque celui-ci lui annonce sa volonté de rompre. Après tout, la perfection apollinienne de Racine ne s’oppose pas nécessairement aux passions dionysiaques de Shakespeare mais un enjeu de taille se glisse dans la gageure : l’alexandrin. Chez le dramaturge français, l’action passe par la parole. Elle est souvent performative, et le nœud de l’intrigue réside dans le renoncement progressif de l’amour de Titus au profit de la raison d’Etat. Michael Jarrell contourne la règle des douze pieds, en déstructurant certains vers de la pièce et en optant pour une prosodie hérissée. Pour les hommes, on entendra de très longues tenues syllabiques, dans des lignes vocales proches de l’arioso. Le début de l’œuvre multiplie également les ensembles dans une écriture quasi madrigalesque, afin, encore une fois, d’oublier le rythme si inflexible de l’alexandrin. Mais le procédé semble si systématique que les dialogues deviennent rapidement extrêmement confus et répétitifs. Plus accomplie s’avère la caractérisation des femmes, avec cette superbe idée de la servante Phenice (Rina Schenfeld) qui parle en hébreu, et la belle esquisse du personnage de Bérénice. Le traitement y est plus mélismatique, alternant parlé et chanté jusqu’au suraigu.
L’écriture orchestrale témoigne en revanche d’un impressionnant métier. Rien de révolutionnaire, on retrouve ici les grandes masses orchestrales des années 1970, façon Lear de Reimann encore, mais avec un raffinement dans les relais de timbres et l’emploi d’instruments graves particulièrement saisissant. Les interludes orchestraux comptent parmi les rares réussites de la soirée.
Dans un premier temps, la mise en scène de Claus Guth semble cohérente et racée. Le décor classique est superbement éclairé entre appartements de Titus côté cour et appartements de Bérénice côté jardin séparés par une antichambre. Mais rapidement, les idées scénographiques paraissaient avoir été empruntées ailleurs : vidéos submersives façon Bill Viola, pas de deux chorégraphiques façon Warlikowski dans un festival de poses convulsives et de gravité sépulcrale qui n’évolueront pas jusqu’à la fin. Les interprètes ne sont heureusement pas en cause. Dans le rôle délicat d’Antiochus, le baryton Ivan Ludlow déploie une probité et une musicalité louables. Julien Behr profite au mieux des maigres interventions qui lui sont dévolues grâce à un timbre clair et ardent. Dans les rôles principaux, Bo Skovhus et Barbara Hannigan sont grandioses dans un registre dont ils sont familiers. Lui, Titus à l’impressionnante autorité et elle, Bérénice, concentré de passion et silhouette inoubliable. Mais l’absence récurrente d’émotions, de passions, la grisaille vocale, la trame répétitive de l’ouvrage transforment la dernière demi-heure en trou théâtral et sanctionnent définitivement l’échec de la soirée.
Laurent Vilarem
(Paris, le 29 septembre 2018)
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