Les meilleurs interprètes scandinaves de la musique française étaient présents à l’Opéra Royal de Stockholm. D’origine lyonnaise, Marc Soustrot est le directeur musical du très dynamique Opéra de Malmö. Grande mozartienne, Camilla Tilling incarne une excellente Mélisande dans les institutions lyriques du monde entier. Quant à Anne-Sofie von Otter, la mezzo suédoise a prouvé depuis longtemps sa maîtrise et sa connaissance profondes de notre culture.
Les premières impressions de ces Dialogues des Carmélites tiennent à la salle de l’opéra lui-même. Reconstruite à la fin du XIXe siècle, la salle du Kungliga Operan recouverte de dorures rococo présente une étonnante intimité. On pense à l’Opéra Royal de Versailles, d’autant que la mise en scène de Johanna Garpe nous ramène au 1789 des prémisses révolutionnaires. Le décor est dépouillé à l’extrême : une tapisserie ornée de fleurs de lys, des aristocrates en perruque sur un cercle entourés de sans-culottes aux abois. Près d’un canapé Louis XVI gisent des cupcakes colorés sortis tout droit du film Marie-Antoinette de Sofia Coppola. C’est le premier emprunt d’une mise en scène qui puisera largement dans les célèbres spectacles de Robert Carsen et Marthe Keller.
Grave erreur de Johanna Garpe : ne pas faire confiance aux mots de Bernanos. La metteure en scène suédoise « habille » les dialogues souvent complexes de violence physique et de distractions visuelles. Une fois Blanche entrée au Carmel, la chronique monacale sera fidèlement restituée. Tout est traditionnel, à l’exception des gestes rituels des carmélites. On ne saura jamais si on se trouve en présence d’une secte étrange ou si Garpe souhaite nous faire rire de cette congrégation religieuse. Aux moments les plus dramatiques de l’ouvrage, des carmélites feront ainsi la « circulation » avec leur bras, ou prises de frénésie lors de leurs séances de yoga, danseront la tecktonik avec de grands gestes aériens. Des rires s’élèvent aux moments les plus importuns, sans qu’il n’y ait de point de vue sur l’action.
En assistant à une représentation des Dialogues des Carmélites à l’étranger, on mesure combien la réputation de Poulenc est erronée. L’unique opéra du compositeur est un ouvrage dans lequel on ne retrouve aucune trace du Poulenc léger et « voyou ». A l’instar de Pelléas et Mélisande, les chanteurs doivent incarner chaque phrase et y apporter de l’humanité, sans quoi la trame potentiellement réactionnaire du livret apparaît surlignée. La distribution réunie ce soir à Stockholm s’avère décevante à de nombreux égards. Le Marquis de la Force de Jeremy Carpenter est scolaire et banal, la Constance de Sofie Asplund est stridente et peu musicale. Guères francophones et entachées d’un vibrato envahissant, les Mère Marie de Susanne Resmark et Madame Lidoine de Sara Olsson offrent de très embarrassantes scènes, notamment celle de la Conciergerie chantée en yaourt. Très stylé et musicien, le Chevalier de Joel Annmo constitue l’unique très belle surprise de la soirée. Quant aux deux héroïnes principales, Camilla Tilling paraît étrangement mal à l’aise dans le rôle de Blanche. La prosodie française est nerveuse, le dessin du personnage incertain et la voix manque de contours chaleureux. Les premiers mots prononcés par Anne-Sofie von Otter réveillent les très grandes heures de la carrière de la chanteuse suédoise. Le timbre est d’une richesse extraordinaire et la maîtrise du français superlative. Mais ici encore, la terrible scène de la mort de la Prieure semblera étrangement atone. Là où des Rita Gorr et Régine Crespin enflammaient la scène avec les fruits tardifs de leurs voix, Anne-Sofie von Otter conduit prudemment une interprétation sans consumer le pouvoir explosif de son tableau d’agonie.
Dans la fosse, Marc Soustrot dirige une lecture en tous points idiomatique. L’orchestre est d’un niveau très moyen, mais tout y est : les tempi sont pertinents, l’élan global est maîtrisé et le chef français fait ressortir les timbres instrumentaux dans la plus belle tradition hexagonale. Mais rien n’y fait, ces décevants Dialogues des Carmélites de Poulenc se déroulent sans nécessité ni investissement émotionnel.
Laurent Vilarem
(Stockholm, 2 février 2019)
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