À l’heure où les opéras de Lyon et de Rouen renonçaient à leurs opéras contemporains en raison de la crise, il faut saluer l’Opéra Grand Avignon qui mettait toutes ses forces à disposition de la création mondiale de Three Lunar Seas de Joséphine Stephenson.
Âgée de 33 ans, la compositrice franco-britannique possède un parcours atypique. Formée à la Maîtrise de Radio France, Josephine Stephenson étudie la composition au Royal College of Music de Londres, tout en poursuivant une carrière de chanteuse folk sous le nom de Juneson. En résidence à l’Opéra d’Avignon (et en attendant la commande d’une oeuvre instrumentale pour le prestigieux Ensemble intercontemporain à Paris en 2024), Josephine Stephenson offrait ici son ouvrage lyrique (le quatrième) le plus ambitieux à ce jour, puisque Three lunar seas fait appel à six chanteurs, un chœur et un orchestre pour une durée d’une heure trente de spectacle.
Le livret de Ben Osborn traite de trois histoires en parallèle. A priori, toutes les cases des sujets d’actualité contemporains sont cochées: désir d’enfant chez un couple homosexuel, migrants, euthanasie, engagement environnemental, critique des industries pharmaceutiques... Mais c’est la réussite de ces Three lunar seas que d’évoquer avec fluidité et poésie ces sujets souvent douloureux. A la manière d’un oratorio, le texte s’apparente davantage à une succession de monologues vocaux (très rares sont les scènes où les personnages interagissent entre eux de façon directe), comme des témoignages, des confessions ou des commentaires des actions des personnages. Le style est à la fois naturel et poétique, même si non exempt parfois de naïvetés, qu’il s’agisse pour raconter le désir d’enfant d’un couple de femmes (Her/She), la veillée d’une femme au chevet de son mari paralysé (Cynthia) ou l’action d’une militante environnementale (Serena) qui cherche à révéler les méfaits d’une usine qui déverse des produits toxiques dans la mer.
Contrairement à ce que son parcours pourrait laisser croire, la musique de Joséphine Stephenson rappelle non pas la musique britannique mais bien davantage le style musical américain. On songe beaucoup aux opéras récents de John Adams (Doctor Atomic, A flowering tree, The Gospel according to the Other Mary) avec ses airs très mélodiques richement orchestrés, qui se déploient à partir de petites cellules répétées. De même, en faisant appel à une chanteuse folk sonorisée pour le rôle de Serena (Kate Huggett), un agréable parfum de comédie musicale (telle la récente musique des Sparks pour le film Annette de Carax) flotte sur une partition qui met très bien les voix en valeur (contrairement à nombre d’opéras de compositeurs et compositrices français !) et le texte de Ben Osborn. Parmi les belles réussites de l’ouvrage, les passages choraux pour le Chœur de l’Opéra Grand Avignon, et l’utilisation d’un Cristal Baschet colorent imperceptiblement d’argent un Orchestre national Avignon-Provence impeccablement mené par Léo Warynski.
Three Lunar Seas, saluts, Josephine Stephenson et Ben Osborn (c) Laurent Vilarem
Toutefois, cette fluidité et ce souci de créer des fondus cinématographiques entre chaque scène constituent à la fois la force et la faiblesse de Three lunar seas. Côté force, la musique possède une couleur très personnelle, avec cet orchestre sombre et liquide qui s’appuie sur les instruments à vent. En dépit des éléments hétérogènes que nous évoquions plus haut (le chant folk sonorisé, le cristal Baschet), Stephenson atteint une grande homogénéité et parvient à une forme de ritualisation nocturne, en alignant des airs marqués par l’affliction et le deuil aux tempi quasiment immuables. Au cours du spectacle, l’émotion naît, d’autant qu’une note à l’intérieur du programme indique que la partition est dédiée à la mère de la compositrice récemment disparue. On retrouve même quelque chose de générationnel dans ces monologues tristes et résignés, comme le lamento désabusé d’une jeunesse dépossédée de son avenir.
Néanmoins, il existe un revers de la médaille : Three lunar seas souffre d’un manque d’action dramatique. Ben Osborn et Joséphine Stephenson traitent certes d’un grand nombre de sujets d’actualité mais il manque des aspérités, des courants de fonds antagonistes, comme si les auteurs cherchaient à éviter les conflits théâtraux et musicaux. Souvent, les personnages semblent ne se parler qu’à eux-mêmes, dans un camaïeu consolant. Seul l’air d’Her (interprétée par la puissante Eduarda Melo) qui chante son bébé perdu permet une acmé lyrique. De façon symptomatique, le personnage s’interroge : « alors, c’est ça la douleur ? ».
Grand atout du spectacle, le directeur de l’Opéra Grand Avignon Frédéric Roels signe une mise en scène constamment inspirée. Avec des déplacements scénographiques millimétrés, il réussit à créer la fluidité et l’atmosphère nocturne requises par la musique et le livret. Des vidéos poétiques et des costumes légèrement décalés contribuent à l’ambiance irréelle de Three lunar seas. Tous les chanteurs sont très investis : outre Eduarda Melo, Jess Dandy en She et Anas Séguin en Watchman sont impressionnants de charisme, Kate Huggett possède une touchante fragilité et Patrizia Ciofi émeut dans son portrait d’une femme condamnée à contempler un mari absent.
Un public très jeune applaudit chaleureusement cette création attachante et envoûtante.
Laurent Vilarem
Avignon (5 mai 2023)
Three Lunar Seas, les 5 et 7 mai 2023 à l'Opéra Grand Avignon
06 mai 2023 | Imprimer
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