Les voies du lyrique sont impénétrables. Prenez l'Eugène Onéguine du Komische Oper qui se joue parallèlement à celui du Deutsche Oper : la mise en scène est objectivement plus intéressante que dans celle de l'établissement de la rue Bismarck, les chœurs sont plus engagés et les chanteurs proposent des visions plus précises et réfléchies de leurs personnages. Pourtant, c'est dans l'Onéguine du Deutsche Oper que la musique de Tchaïkovski respire plus largement, notamment, mais nous y reviendrons, en raison de la performance exceptionnelle de Benjamin Bernheim.
Benjamin Bernheim
Sonya Yoncheva
L'Eugène Onéguine du Deutsche Oper est un spectacle de répertoire. La mise en scène de Götz Friedrich date de 1996, et elle marche toujours aussi bien. La scénographie y est stylisée, quelques branches fleuries pour symboliser le jardin, un immense et profond couloir pour la chambre de Tatiana, puis une salle de bal tout en lumières crépitantes. Monumentaux, les décors brillent plus par leur taille que par leurs détails et occasionnent de longs changements de plateaux. Pire encore, ils obligent les chanteurs à se tenir en milieu de scène. Mais qu'importe, la féérie d'un spectacle « à l'ancienne » avec force danseurs et courses le long d'un plateau immense ravit un public venu à l'opéra pour vivre un événement lyrique avec tout ce que cela comporte de désuet et de splendide.
Ce triomphe ne s'explique certainement pas par la direction musicale, où, là encore, le Komische Oper déploie une baguette infiniment supérieure (Henryk Nánási). Le croate Ivan Repusic se révèle être un chef particulièrement lourd et prosaïque, avec un orchestre aux cuivres souvent crus. Mais qu'est-ce qui explique alors la réussite de cette soirée magnifique ? Probablement la cohésion d'une distribution vocale particulièrement soudée. Dans le rôle de la gouvernante, la mezzo Ronnita Miller impressionne par sa voix souple et généreuse. Nul doute que les plus grands rôles de sa tessiture sont à venir. Peu présente scéniquement, l'Olga d'Annika Schlicht séduit par ses graves. Dans le rôle de Tatiana, le Deutsche Oper offrait rien moins que le retour de Sonya Yoncheva dans le rôle. Si la chanteuse bulgare présente un mélange de force et de fragilité, son soprano dramatique reste trop large pour le rôle de jeune fille de Tatiana. L'air de la lettre possède chez elle davantage de sensualité que d'abandon et ce n'est que dans le dernier acte, lorsque les personnages sont revenus de leur jeunesse, que Sonya Yoncheva peut développer son tempérament scénique et lancer ses aigus saisissants. L'Eugène Onéguine d'Andrei Bondarenko est plus complexe. Le baryton ukrainien propose un héros de Pouchkine volontiers colérique et mal aimable, à mille lieux d'une interprétation trop sucrée. Pourtant, cette optique intéressante se heurte à un timbre en manque de charisme et de couleurs. Il ne peut en outre rien contre la tornade provoquée dès l'apparition de Benjamin Bernheim. Grand vainqueur aux applaudissements, le ténor franco-suisse suspend le temps dès le premier arioso de Lensky. La voix est d'une chaleur sublime, l'homogénéité du timbre sans failles mais c'est plus encore dans la caractérisation du personnage que Bernheim éblouit : loin du rustre veule et violent, Lensky apparaît ici comme le grand héros romantique de l'opéra, culminant dans un air Kuda, kuda, bouleversant de pudeur et de dignité.
Cette soirée crée ainsi moins l'événement par la présence de Sonya Yoncheva que par la prise de rôle de Benjamin Bernheim. Ce garçon a du soleil dans la voix.
Laurent Vilarem
(le 12 décembre 2016)
Crédit photo : Eugene Onegin © 2009, Bettina Stöß
15 décembre 2016 | Imprimer
Commentaires