On s’attendait à un spectacle d’exception. Le choix symbolique tout d’abord pour la première, le 3 octobre jour de la réunification allemande. Les retrouvailles ensuite de deux géants de la scène musicale berlinoise, Harry Kupfer à la mise en scène et Daniel Barenboim à la direction musicale. Et puis, l’opéra lui-même, Fidelio, apologie de la libération et de la fidélité, idéal pour évoquer la fin de l’isolement de l’ancien bloc de l’Est.
Dès les premières mesures de l’ouverture, les promesses d’un grand moment lyrique se réalisent. Daniel Barenboim déploie dans un silence total d’incroyables fondus instrumentaux. On ne reconnait pas tout de suite l’orchestre de la Staatskapelle qui jouait encore la semaine dernière (mal) Tosca de Puccini. Avec une lenteur quasi wagnérienne, le chef fait apparaître les motifs dans le tissu orchestral puis les laisse gonfler avec une irrépressible grandeur. Ce Fidelio-là, on le sent, sera d’abord celui de Barenboim.
Et puis, il y a le choc de la première image : des figurants se tiennent devant une toile peinte du Konzertverein de Vienne, qui tombe soudain pour suggérer un mur de prison sur lesquels on distingue à peine les mots « Liberté » et « Paix ». Mais plutôt que le tableau criblé à la craie de l’Alceste de Gluck par Olivier Py, c’est bien le souvenir de De la maison des morts de Janacek par Patrice Chéreau qui se réveille ici. Même souci de stylisation du quotidien carcéral, avec peu d’éléments scénographiques et un grand naturel dans le jeu. L’option de ne faire appel à aucun surtitre (ce qui, pour les non-germanistes, pourrait s’avérer gênant) ramène l’opéra de Beethoven à son origine théâtrale, et les dialogues parlés, coupés pour favoriser la compréhension, sont heureusement magnifiquement éloquents.
Tout du long, Kupfer utilise des idées très simples et fortes. L’ancien directeur du Komische Oper de Berlin possède indéniablement une grande science de l’espace, qu’il s’agisse des scènes de groupes (magnifique moment des prisonniers redécouvrant le soleil), à de subtils rappels à l’actualité la plus immédiate (les gardiens habillés en néo-nazis) ou de la mise en valeur des numéros solistes. Certes, il ne recule pas devant la dimension d’oratorio de l’ouvrage, il y a même un certain statisme qui se glisse à la fin du premier acte, mais le metteur en scène allemand génère des images saisissantes et veille à garder l’immédiateté d’une intrigue haletante. Car c’est bien dans le respect de la volonté de Beethoven que le spectacle triomphe. En posant un piano orné du buste du grand Ludwig dans la prison, Kupfer suggère haut et fort que l’art est à même de triompher de l’injustice. Lors du chœur final, la prison devient même salle de concert et les chanteurs se tiennent face au public, partition en main, réalisant le souhait du compositeur d’une utopie politique basée sur la musique.
Cette option relativement peu dramatique est compensée par une direction d’acteurs merveilleusement fluide. Marzelline et Jaquino sont interprétés par de jeunes chanteurs expressifs, Evelin Novak et Florian Hoffmann. Si l’apparition finale de Roman Trekel en Don Fernando déçoit, et qu’on gardera également des réserves sur l’interprétation beaucoup trop musclée d’Andreas Schager en Florestan, grand vainqueur à l’applaudimètre au moment des saluts, on saluera cependant l’exceptionnelle cohésion de troupe, chœurs du Staatsoper inclus. A ce niveau d’engagement de jeu, on s’en voudrait de ne pas saluer à sa juste valeur le Don Pizarro outré et impersonnel du grand baryton-basse Falk Struckmann, et on préférera se focaliser sur les deux grands triomphateurs de la soirée : Camilla Nylund qui trouve ses marques en Leonore dans un deuxième acte intense et solide vocalement (superbe « Tot’ erst sein Weib ») et surtout dans le Rocco de Matti Salminen. A 71 ans, la voix de la légendaire basse finlandaise n’est plus tout à fait ce qu’elle était en termes de volume sonore, mais le personnage est bouleversant d’humanité, au diapason de la mise en scène de Kupfer qui voit dans ce gardien de prison qui n’hésite pas à refuser les ordres iniques le rôle principal de l’opéra.
Magnifique symbole : désertant la fosse au moment des saluts de chanteurs, l’orchestre de la Staatskapelle au complet réapparait sur scène derrière son directeur musical. Car c’est bien le terrible humanisme du musicien argentino-israelien qui fait la majesté de ce spectacle limpide et bouleversant. Sa battue ample et solennelle chante l’être humain avec une hauteur de vue qui vous élève. Vous l’aurez compris, ce Fidelio est une immense réussite.
Laurent Vilarem
(3 octobre 2016)
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