Lear, une beauté noire suffocante à l'Opéra de Paris

Xl_lear-onp-2016 © Elisa Haberer / OnP

Lear d'Aribert Reimann s'écoute comme un coup de poing en pleine figure. Tortures, nudité, scènes de cruauté, dont une d'énucléation, déchéance, composent le livret d'après la pièce shakespearienne. Et quand celles-ci sont mises en scène par le turbulent espagnol Calixto Bieto, faut-il s'attendre à une bronca en ce soir de première ? Rien n'est moins sûr.


© Elisa Haberer / OnP

Créé en 1978 à Munich dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, Lear est l'un des sommets de l'expressionnisme allemand tardif. Interprété par Dietrich Fischer-Dieskau, l'opéra a rapidement fait le tour du monde, jusqu'à être donné en France, au Palais Garnier en 1983... en version française. C'est donc à une véritable création française que l'on assistait ce soir dans une distribution majoritairement germanophone. Bien sûr, l'oeuvre a de quoi effrayer. Il y a même quelque chose de singulièrement agressif dans le langage de Reimann, avec ses tornades de cuivres qui fleurent bon les années 1970, ses murs de vents et ses grands clusters orchestraux. La première scène commence in medias res, et malgré un orchestre gigantesque, qui déborde jusque dans les loges d'avant-scène, le compositeur allemand ne couvre jamais les voix. Certes, la prosodie fait appel à des sauts d'intervalles typiques de l'opéra "moderne" mais il y a de l'Elektra de Strauss dans cette famille maléfique, avec Lear, vieux roi déchu qui répudie la douce et sincère Cordélia au détriment de sa raison. Dû à Claus H. Henneberg (futur librettiste des Trois Soeurs d'Eötvös), le livret est un modèle d'adaptation littéraire. Taillant dans la masse des personnages shakespeariens, l'action privilégie dans un langage moderne une dialectique entre appel à la lutte contre la puissance du mal, et résignation au chaos, symbolisé par le fameux "sommeil de Lear" de la pièce élizabéthaine. C'est ici que la musique de Reimann touche au génie. Les scènes se déroulent dans une tension permanente entre déchaînement de violence avec passages cataclysmiques et des scènes oniriques, presque chambristes encore résonantes de la catastrophe précédente. Bien sûr, la mesure et le bon goût français sont ici rigoureusement proscrits : Reimann écrit à l'allemande, c'est-à-dire en grands blocs temporels rigoureusement structurés, sans détail superflu. Le tout crée un ouvrage d'une surprenante variété, où brille le bouleversant personnage de Lear.


Bo Skovhus (Lear) © Elisa Haberer / OnP

Dans ce rôle qu'il a déjà interprété en 2014 à Hambourg, le baryton danois Bo Skovhus est exceptionnel. Tour à tour enfantin et misérable, il marche sur la scène en caleçon souillé, exhibant son torse musculeux avec une autorité vocale et dramatique qui force l'admiration. Avec justesse, il réussit à retranscrire la folie d'un vieil homme dont l'esprit se désagrège au fur et à mesure dans l'abandon et la solitude. Le superbe décor de Rebecca Ringst offre une belle symbolisation de sa trajectoire, avec son rectangle de bois qui explose suite à une tempête qui pourrait être intérieure.

De ce postulat trash, on aurait pu penser que Calixto Bieto opte pour une mise en scène provocatrice et scandaleuse. Bien sûr, on retrouve certains éléments habituels des spectacles du turbulent espagnol, avec des corps dénudés et de l'hémoglobine généreuse. Mais le metteur en scène orchestre une superbe chorégraphie corporelle, alternant des personnages qui s'entrechoquent, se torturent, se lacèrent et des phases d'immobilité menaçante, d'une douceur qui évoque la mort. Au diapason d'une troupe époustouflante d'engagement, Bieto atteint ici une forme d'épure universelle, avec le chemin de croix d'un homme qui perd tout et finit brisé par le temps. La longue accolade du compositeur au moment des saluts avec le metteur en scène. est un signe qui ne trompe pas. Comme si l'un avait trouvé en l'autre des intermédiaires réciproques.

Dans la fosse, le chef Fabio Luisi dirige un Orchestre de l'Opéra impressionnant d'expressivité, notamment les cuivres très sollicités. Sans jamais couvrir les voix, le chef italien maintient une tension permanente tout en offrant de merveilleux moments de détente, avec des épisodes chambristes en suspension. Pour la distribution vocale, prestation honorable du Choeur de l'Opéra, et dans une distribution pléthorique dont les hommes sont les maillons faibles de l'histoire, on saluera les performances d'Andrew Watts en Edgar lumineux et Andreas Conrad en Edmund, mais ce sont les personnages féminins qui enflamment la scène, notamment Erika Sunnegardh et Riccarda Merbeth qui offrent des interprétations délirantes de Regan et Goneril, les deux filles sanguinaires et dominatrices de Lear. Petite déception pour la Cordélia d'Annette Dasch, qui en dépit d'un beau timbre, ne parvient à faire oublier la créatrice du rôle, la grande Julia Varady, mais encore une fois, on en revient au Lear exceptionnel de Bo Skovhus. Ce que le baryton danois réussit sur scène tient de la légende de l'histoire de l'opéra moderne. Son regard d'enfant effrayé lors de la dernière scène offre un aperçu terrifiant de la nature humaine dans ce qu'elle a de plus désespérée.

Trash, le Lear d'Aribert Reimann ? D'une violence saisissante certes, mais d'une beauté noire suffocante, et pour couronner le tout, aucune huée, mais de longs et chaleureux applaudissements pour la première d'un ouvrage appelé à rester au répertoire.

par Laurent Vilarem

Lear (23 mai 2016) | à l'Opéra de Paris Palais Garnier jusqu'au 12 juin 2016

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