On s'attendait à une relecture trash, une appropriation sauvage de la part du nouveau directeur du Théâtre de la Colline. Surprise: l'Enlèvement au Sérail mis en scène par Wajdi Mouawad est formidablement lisible. C'est à la fois ce qui fait sa force et sa limite.
Pour qui n'a jamais vu l'opéra mozartien, le spectacle n'opère aucun hiatus entre les épisodes parlés et chantés. Pour ce spectateur vierge, le livret de Johann Gottlieb Stephanie paraîtrait même d'une surprenante actualité, tant les passages réécrits par Wajdi Mouawad laissent passer des réflexions aiguisées sur notre époque, tout en s'inscrivant dans le tissu de l'histoire originelle. La réussite de Mouawad tient dans le prologue qui voit Constance et Belmonte de retour en Europe, après que le Pacha Selim les a libérés. Ce qu'on appelle un récit en flash-forward sur grand écran évoque pourtant moins le cinéma que le roman ou le conte picaresque. Instruits de l'issue heureuse de l'histoire, nous spectateurs écouterons donc un opéra avec une morale claire, dont le message pourrait se résumer ainsi : Orient et Occident se ressemblent plus que ne s'opposent, et tous deux asservissent la femme sous des atours de vénération. Ici, on n'aura donc pas droit à un Enlèvement au Sérail plein de fantaisie et de dérision, et en lieu et place de « turquerie », on verra un théâtre des sentiments quasiment racinien dans lequel l'homme, turc et européen, éprouve les mêmes difficultés à accorder plus de libertés à la femme. Ce formidable message universaliste passe magnifiquement la rampe du premier acte, avec une scène qui s'anime à l'aide de formidables décors tournants (Emmanuel Clolus) et une précision de mouvements qui sert d'écrin à une troupe de jeunes chanteurs. Pourtant, cette hauteur de vue morale (Orient / Occident, Hommes / Femmes où chacun a ses raisons) devient rapidement didactique, à mesure que Wajdi Mouawad désinvestit étrangement la scène, jusqu'à aboutir à un acte 3 d'un redoutable ennui.
Cette fantaisie, on la retrouvera en revanche dans la fosse avec le chef Stefano Montanari, qui, en bon musicien baroque (il fut longtemps violon solo de l'ensemble Accademia Bizantina) n'hésite pas à faire « claquer » l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, en séparant les timbres instrumentaux, jusqu'à faire apparaitre les faiblesses d'un orchestre un peu cru, au bénéfice d'un mouvement mozartien jamais pris en défaut. Belle satisfaction également du Chœur de l'Opéra de Lyon et de la distribution vocale. Oublions le rôle parlé de Selim par Peter Lohmeyer, qui, sur les indications de Wajdi Mouawad sans doute, fait du pacha turc une sorte de roi shakespearien torturé, pour se concentrer sur le Osmin de David Steffens qui, après des débuts vocaux laborieux, s'améliore en cours de représentation. Coiffé d'une impayable perruque qui le fait ressembler à l'acteur Jason Schwartzman dans un film de Wes Anderson, le Pedrillo de Michael Laurenz brûle les planches, et fait du serviteur de Belmonte un homme truculent et jovial avec un timbre en pleine santé. D'une exquise fraicheur, la Blonde de Joanna Wydorska témoigne d'un instrument promis à un avenir radieux. L'incarnation est également d'une formidable sensibilité et d'un joli piquant. Mais c'est le couple Belmonte / Constance qui fait de cet Enlèvement au sérail un bain de jouvence mozartien : lui, c'est le français, vainqueur en 2015 de la Révélation Lyrique aux Victoires de la Musique, Cyrille Dubois, belle tenue vocale, allemand excellent pour un francophone, formidable incarnation d'un jeune comte insouciant, et elle, c'est la canadienne Jane Archibald, bouleversante de dignité dont le raffinement vocal culmine dans un « Martern von allen Arten » d'anthologie. C'est elle, aux côtés de ses partenaires, qui brise la gangue émotionnelle d'un spectacle jusqu'alors trop distant, et fait de cet Enlèvement au sérail une belle occasion de venir à Lyon.
Laurent Vilarem
L'Enlèvement au Sérail à l'Opéra de Lyon, du 22 juin au 15 juillet 2016
27 juin 2016 | Imprimer
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