Let me tell you à la Philharmonie : le chef d’œuvre de Barbara Hannigan

Xl_let-me-tell-you_barbara-hannigan-2019 © DR

Let Me Tell You d’Hans Abrahamsen est l’œuvre contemporaine de tous les superlatifs. Créée en 2013 à la Philharmonie de Berlin par Andris Nelsons, la pièce a suscité l’admiration générale sous la direction de chefs tels que Sir Simon Rattle ou Franz Welser-Möst, faisant de la création de l’opéra du compositeur danois (La Reine des neiges d’après Andersen), l’événement lyrique le plus attendu de la rentrée 2019.

Pour sa création française, Let me tell you profitait de l’expérience de sa titulaire et dédicataire Barbara Hannigan. On reviendra longuement sur la performance extraordinaire de la soprano canadienne, mais tout d’abord, il faut souligner la dimension opératique de cette pièce de trente minutes. Le livret de Paul Griffiths tisse trois scènes autour de l’Ophélie de Shakespeare. Semblable à un monodrame, la musique déploie un théâtre amoureux évoquant tantôt le premier baroque italien tantôt une scène de folie belcantiste. L’écriture vocale multiplie les traits coloratures, exploitant un large spectre de la tessiture de la soprano. Mais c’est surtout dans l’image finale que l’œuvre distille un exceptionnel envoûtement. Une femme ouvre la porte et se perd dans la neige. Il y a chez Hans Abrahamsen une esthétique de la chute ainsi qu’une science climatique de l’orchestre qui rappelle irrésistiblement un Debussy nordique. En lieu et place d’eau et de feuilles, le danois met en musique la neige et la pluie, dans un discours résolument pluriel. L’œuvre oscille ainsi entre climax modernistes et longues plages méditatives que n’aurait pas reniées des compositeurs minimalistes comme Pärt ou Wojciech Kilar.

Est-ce en raison de ce caractère parfois immobile que Let Me Tell You porte parfois des habits trop grands pour la Philharmonie ? L’orchestration surprend également des oreilles françaises. À la différence des musiciens hexagonaux, qui tendent à fusionner les timbres, Hans Abrahamsen reprend de son maître Per Nørgård de surprenantes interventions solistes, là une harpe trop bruyante, ailleurs des raclements de güiro, qui apportent des tâches fauvistes à un camaïeu instrumental cristallin. L’Orchestre de Paris ne semble pas toujours très assuré dans cet univers ambigü et la direction de Daniel Harding, beaucoup trop précautionneuse, ne distille pas le dramatisme nécessaire à ces pages fragiles. La tempête de neige micro-tonale du mouvement final restera ainsi étonnamment éteinte et incolore, alors même que Hans Abrahamsen multiplie les prodiges harmoniques.

Le frisson de l’opéra, c’est précisément ce qu’apporte l’interprétation de Barbara Hannigan. Rarement une pièce aura été écrite à ce point à la mesure d’une chanteuse. La soprano canadienne y apparaît en majesté : aigus rayonnants, acrobaties vocales exécutées sans renier le théâtre. Barbara Hannigan dépeint les différentes facettes du personnage d’Ophélie, avec une vibration et une maîtrise souveraines. De toutes les pièces écrites pour la chanteuse, Let Me Tell You apparaît tout à la fois comme le condensé et le dépassement de l’art d’une musicienne, qui a, en quelque sorte, créé sa propre musique. On se souvient de sa malheureuse Bérénice à l’Opéra Garnier, où la chanteuse tombait dans le piège de sa caricature ; ici Barbara Hannigan chante avec un naturel qui atteint l’universel.

La relative méforme de l’Orchestre de Paris se confirmait hélas en seconde partie dans Harold en Italie de Berlioz. Ici encore, on retrouvait un musicien au sommet de son talent (l’altiste Antoine Tamestit), aux côtés d’une direction sèche et d’un orchestre à la sonorité d’ensemble lourde et sans couleurs.

Laurent Vilarem
(Paris, 28 février 2019)

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