L’opéra Lost Highway pose d’emblée la question de l’adaptation à un modèle. Faut-il avoir vu le film de David Lynch (1997) pour apprécier l’ouvrage d’Olga Neuwirth ? Les lyricomanes n’ont pourtant pas besoin de lire Alexandre Dumas Fils pour La Traviata ni Victorien Sardou pour Tosca. Aussi, on entre dans l’Opéra de Francfort vierge de toute information pour assister à un « opéra-cinéma », sur un livret conjoint de la compositrice et du Prix Nobel de Littérature, Elfriede Jelinek. Le résultat excède toutes les attentes et confirme le vertigineux talent d’Olga Neuwirth.
Donné dans le Dépôt Bockhenheimer, Lost Highway est la recréation d’un ouvrage créé dans une relative indifférence à Graz en 2003. Dans une interview, le metteur en scène Yuval Sharon affirme que « le temps de l’œuvre est venu ». Et il est vrai que le spectacle surprend aujourd’hui par sa dimension visionnaire. Neuwirth s’est toujours intéressée aux illusions acoustiques et spatiales ; dans Le Encantadas (2015), la compositrice autrichienne recréait l’acoustique imaginaire d’une église vénitienne ; ici elle propose le plus diabolique trompe-l’oreille en multipliant les sources instrumentales, enregistrées et électroniques, tout en déployant des drones sonores qui sont dorénavant des topoï de la musique d’aujourd’hui.
La puissance de Lost Highway ne serait pas aussi forte sans la mise en scène superlative de Yuval Sharon. A la manière du Tristan et Isolde de Peter Sellars/Bill Viola, la scène est partagée entre un plateau et un écran vidéo. Mais le dispositif devient de plus en plus complexe en cours de représentation. Seul en scène, Fred (Jeff Burrell) se déplace sur un fond vert et manipule des objets qui sont incrustés sur l’écran vidéo. On entre ainsi dans la vie d’un couple de Los Angeles, perturbée par l’apparition d’un intrus. Brune, Renée (Elizabeth Reiter) est une présence fantasmagorique, dans des décors 3D qui s’apparentent à un jeu vidéo. Mais à l’instar du film, l’ouvrage bascule dans sa deuxième partie. Comme si tout ce qu’on avait vu n’était que la projection mentale d’un schizophrène, l’intrigue se déroule ensuite sur l’écran entre Pete (John Brancy) et Renée (Elizabeth Reiter, blonde) dans une action chantée de plus en plus déjantée et cauchemardesque (inoubliables apparitions de David Moss en Mr Eddy et Rupert Enticknap en Mystery Man). Cette fois, on ne sait plus ce qui est vrai de ce qui est faux : les chanteurs sont enfermés à l’intérieur de l’image, et Yuval Sharon tisse le plus sulfureux des hommages à Los Angeles, entre échos de films noirs et vertige contemporain.
Cette dimension de mille-feuilles, on la retrouve également dans la musique d’Olga Neuwirth. Dans ses prémices, les références paraissent claires : influence des grands maîtres modernistes (Boulez, Stockhausen, Lachenmann) mais petit à petit, la trame instrumentale se contamine d’une myriade d’éléments hétérogènes. Qu’on ne se méprenne pas, la musique jouée par le formidable Ensemble Modern dirigé par Karsten Januschke en arrière-scène est sans compromis, mais à l’aide d’un ensemble de solistes (guitare électrique, accordéon, orgue, saxophone, clarinette, synthétiseur), la compositrice laisse passer de formidables effluves pop, rock et des élans lyriques quasi-straussiens. Rehaussée par une insidieuse partie électronique (Markus Noisternig, Gilbert Nouno), l’hybridation musicale tourne à plein et à l’instar de la mise en scène, tout paraît neuf, car assemblé avec une étrange fièvre.
A un tel degré de désorientation, la fin du spectacle pêchera par un excès de longueur et de cérébralité. Mais l’expérience vaut d’être vécue, en raison notamment de la noirceur philosophique de la musique et du livret qui évoque irrésistiblement Wozzeck de Berg. Ici aussi, même angoisse au monde, même vertige de l’identité face à une humanité mécanisée. Saluons l’Opéra de Francfort d’offrir les moyens à un ouvrage triomphalement accueilli par le public. Lost Highway est un objet moderne, excitant et neuf. Les compositeurs et les maisons d’opéra français seraient heureux de s’en inspirer : c’est ici que bat le pouls de la musique d’aujourd’hui.
Laurent Vilarem
(Francfort, 21 septembre 2018)
Crédit photos : (c) Monika Rittershaus
22 septembre 2018 | Imprimer
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