Cette Lulu hambourgeoise offrait le double retour d'artistes qui ont marqué l'histoire récente de l'interprétation des opéras de Berg. D'un côté, Barbara Hannigan qui a triomphé dans la Lulu de la Monnaie de Bruxelles mise en scène par Warlikowski, et de l'autre, l'homme de théâtre suisse Christoph Marthaler dont le Wozzeck fera en mai prochain les beaux jours de l'Opéra Bastille.
Lulu © Monika Rittershaus
Commençons par la partie musicale, de toute évidence la meilleure. Dans le rôle-titre, Barbara Hannigan livre de nouveau une prestation très physique et chante à peu près dans toutes les positions (tête à l'envers, pieds pointés vers le ciel...) sans que jamais, on perde en puissance ni en maîtrise vocale. À la différence de sa Lulu bruxelloise, où elle chaussait les pointes de danseuse, la soprano canadienne compose ici une héroïne qui se meut comme un automate, et si la mise en scène choisit une optique résolument minimaliste (nous y reviendrons), Barbara Hannigan réussit l'exploit d'exister pleinement. Le reste de la distribution s'avère en-deçà, à l'exception de l'Athlète musculeux d'Ivan Ludlow et divine surprise, la Comtesse Geschwitz d'Anne-Sofie von Otter, peu exploitée scéniquement, mais dont la particelle violon-piano à l'acte 3 (nous y reviendrons également) permet d'apprécier la majesté prosodique. Dans la fosse, Kent Nagano livre une interprétation magnifique de l'orchestration bergienne. Très soucieux de la mise en place vocale, il réalise idéalement ce qu'on peut espérer de lui : une grande lisibilité des plans instrumentaux, un superbe élan rythmique et un lyrisme chambriste, bien aidé par un orchestre somptueux de la Staatsoper de Hambourg. Le contraste est cependant saisissant entre une interprétation musicale passionnée et la distanciation froide et désincarnée qu'on voit sur scène.
Car la mise en scène de Christoph Marthaler polarise les opinions. D'aucuns crieront au génie, et il est vrai que le Zurichois n'est pas avare en idées intéressantes. Le choix est clair : c'est une Lulu déshumanisée, sans le moindre érotisme, peuplée de Sisyphes robotiques qui remettent inlassablement l'ouvrage sur le métier. Dans des décors art-déco de sa comparse Anna Viebrock, Christoph Marthaler tue toutefois toute situation dramatique à l'intérieur des scènes pour répéter inlassablement une même idée philosophique. Et à ce titre, le spectacle est réussi puisqu'à force de cohérence (de rabâchage?), on garde en mémoire un univers teinté d'absurde et de nihilisme. Les spectacles de Regie Theater ne sont-ils pas souvent ainsi ? Opiniâtres, intelligents, ils impriment durablement notre mémoire.
Sauf que le metteur en scène pousse cette fois trop loin sa radicalité. En refusant l'orchestration de l'acte 3 de Cerha créée en 1979, Christoph Marthaler tombe dans la vaine entreprise intellectuelle. La scène se fige : les chanteurs immobiles ânonnent la partition violon-piano comme à la fin d'un banquet. Et tout cela au profit de quoi ? Une vaste opération d'intimidation, avec enseignement et morale à la clé. Le Concerto à la mémoire d'un ange interprété par des danseuses automates ne changera rien à cette soirée trop longue. S'il avait terminé sa partition, Berg aurait-il voulu de cette froideur ? Dans tous les cas, ce spectacle se regarde comme une messe, qu'une partie du public fuit par ennui, et que l'autre applaudit à tout rompre, heureux qu'on lui ait fait un sermon.
Laurent Vilarem
Staatsoper Hambourg, 24 février 2017
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