Thomas Adès est-il le plus grand compositeur vivant ? Auréolé de gloire, le musicien britannique fait l’unanimité parmi les directeurs d’orchestre et d’opéra, les mélomanes, voire les compositeurs eux-mêmes. Résolument post-moderne, son langage s’inscrit dans l’histoire, dans une dialectique de destruction / régénération de la musique du XXe siècle, offrant un impact immédiat à ses œuvres. Prenons un moment pour examiner le parcours du « nouveau » Benjamin Britten, à l’occasion de sa vaste pièce vocale Totentanz à la Philharmonie, tout en attendant la production très attendue de La Tempête, son deuxième opéra, à l’Opéra de Paris la saison prochaine.
Créé en 2013 aux Proms de Londres, Totentanz s’inspire d’une fresque médiévale allemande détruite par les bombardements en 1942. La Mort (incarnée par un baryton) emporte dans son sillon des personnages de différentes classes sociales (interprétés par la soprano). On reconnait ici une parenté avec une œuvre juvénile d’Adès, America A Prophecy (1999), qui mettait en musique une prophétie maya. Désormais quadragénaire, Thomas Adès reprend ce thème apocalyptique mais y ajoute une dimension supplémentaire : le dialogue. En quarante minutes, Totentanz s’apparente ainsi à une scène d’opéra, qui n’aurait pas déparé dans les trois ouvrages lyriques du Britannique (Powder her face, La Tempête, L’Ange exterminateur).
Parmi les atouts hors-normes de Thomas Adès : son sens de la dramaturgie. Totentanz trace une gigantesque arche musicale, scindant l’œuvre en deux parties, laissant regretter que la Philharmonie n’ait pas ajouté de surtitres en arrière-scène. Cette vision de la mort, de l’effroi au renoncement, rappelle évidemment Le Chant de la Terre de Mahler. Pourtant, c’est bien du côté de Berg que l’on songe, la vocalité en premier lieu évoquant irrésistiblement maints passages de Wozzeck ou Lulu. Faisant corps avec les exigences démesurées de sa partie, le baryton Mark Stone soutient crânement le flux orchestral, alors que la soprano Christianne Stotijn tente dans les moments plus apaisés de dépeindre au mieux ses différentes incarnations (un Pape, un marchand, une jeune enfant etc, tous unis dans la mort). Autre talent extraordinaire d'Adès : l’orchestration. Son instrumentation a du poids, un poids si phénoménal même qu’on a parfois l’impression de voir un mastodonte symphonique s’ébrouer sous nos yeux. Cette épaisseur viscérale n’empêche pas une agilité foudroyante lors de certains coups de griffe. Comble de l’élégance, Thomas Adès s’autorise même des embardées modernistes, comme ces passages ad libitum tirés de Lutoslawski ou cet hallucinant épisode rythmique où les percussionnistes frappent leurs baguettes à la manière d’un groupe de rock.
Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser, comme l’affirmait Debussy à propos du Sacre du Printemps de Stravinsky, qu’il s’agit d’une musique « avec tout le confort moderne ». Sous nos oreilles défile un reader’s digest de la musique du XXe siècle, réalisé avec une maîtrise technique confondante et une probable roublardise. Le Finale en particulier, un pastiche mahlérien si réussi qu’il en devient gênant, n’apporte aucun éclairage neuf sur un thème déjà traité par le passé. Ce n’est que lorsqu’il cherche à dynamiter des conventions bourgeoises (Powder her face raconte par exemple la débauche sexuelle d’une duchesse !) que le jeu référentiel de Thomas Adès puise une certaine actualité. Sans cela, sa musique n’apparaît que comme un déluge d’effets criards, réalisés avec une extraordinaire arrogance.
En deuxième partie, Daniel Harding offrait une somptueuse Symphonie n°40 de Mozart, avec un Orchestre de Paris époustouflant de vie et de gravité. Les chaleureux applaudissements des musiciens eux-mêmes, au moment des saluts, laissent regretter encore plus amèrement le départ du chef anglais à la fin de la saison.
Laurent Vilarem
Paris, 31 janvier 2019
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