Après de spectaculaires Damnés au Festival d’Avignon, Ivo van Hove promettait une lecture flamboyante de Boris Godunov, le tsar de toutes les Russies de Moussorgski. Or, et c’est une surprise, le metteur en scène flamand propose dans le vaisseau de l’Opéra Bastille une vision sombre et intime, qui s’appuie sur la première version de l’ouvrage de 1869.
Le spectacle s’ouvre sur les yeux de Boris en écran de fond de scène. On ne quittera jamais, en réalité, le point de vue du tsar régicide de l’héritier légitime. Donnée pour la première fois à l’Opéra de Paris, la première mouture de l’opéra ne prodigue guère, avouons-le, d’enjeux théâtraux forts. En sept tableaux, Moussorgski propose moins un ouvrage dramatique qu’une réflexion grave et lente sur la faute et la culpabilité. Avec ses scènes très quotidiennes très développées, on pense irrésistiblement à Pelléas et Mélisande, dont Debussy s’inspira pour inventer une prosodie qui épouse le rythme de la conversation. A la différence de la version de 1872 qui déploie les fastes du Grand Opéra, l’accent est ici mis sur le peuple russe, croqué dans une écriture indistincte et individualisée qui préfigure la modernité de De la maison des morts (1928) de Janáček.
Il se passe donc peu de choses dans ce Boris. Et la mise en scène ne se prive pas d’accentuer le statisme de l’action : les personnages bâillent, miment le sommeil dans des paysages désolés. Ils entrent et sortent de scène comme dans une fosse commune. Le décor, réalisé par Jan Versweyveld, allonge un escalier en milieu de scène, surmonté d’écrans vidéo, qui évoquent tout à la fois les marches du Festival de Cannes que celles du Cuirassé Potemkine d’Eisentein. La description d’un peuple russe asservi par un état policier est hélas plus attendue, et ce n’est que dans les moments plus intimes que le spectacle affiche ses ambitions. Patiemment, Ivo van Hove scrute l’intérieur du cerveau de Boris, dans des couleurs rouges et orangées, et parvient à la vérité des êtres.
Le spectacle ne serait pas aussi habité sans l’engagement d’une troupe formidablement préparée. Pour son grand retour à l’Opéra de Paris, après treize ans d’absence, Vladimir Jurowski dirige l’orchestre avec une battue ample, tour à tour élégante et colorée, et qui débusque la tendresse de personnages millénaires. Dans les rôles féminins réduits à la portion congrue dans cette version, Ruzan Mantashyan (Xenia) n’a que peu d’espace pour faire valoir son soprano fruité, alors que Elena Manistina (L’Aubergiste) impressionne par son charisme vocal et scénique. Le Fiodor de la jeune Evdokia Malevskaya possède un timbre d’un charme fou et d’une exquise musicalité. C’est d’ailleurs cette dimension d’une magnifique justesse d’incarnation qui caractérise l’ensemble des rôles musiciens. Evgeny Nikitin brosse un Varlaam à l’ivresse réaliste, Maxim Paster utilise les défauts de son timbre (projection relative, timbre acide) pour créer un Chouïski plus matois que nature, Vasily Efimov chante un Innocent quasi-nu avec un alliage étonnant de force et de fragilité, et Ain Anger en Pimène fait valoir de beaux graves avec une dignité et une sobriété remarquables. Mais dans le rôle-titre, Ildar Abdrazakov crée l’événement en interprétant pour la première fois le rôle de Boris. La basse russe est à l’image du spectacle : relativement impersonnel en ses prémisses, le portrait du tsar s’affine puis gagne en force, Abdrazakov réalisant des trésors de nuances et de finesses avec un art d’une suprême humanité.
Voici donc un Boris Godunov lent et difficile. Un Boris probablement trop intime pour l’immense salle de l’Opéra Bastille. Mais sa cohérence et sa puissance d’évocation vous hanteront longtemps après la représentation.
Laurent Vilarem
(Paris 7 juin 2018)
Boris Godunov à l'Opéra Bastille, du 4 juin au 12 juillet 2018
Crédit photo : © Agathe Poupeney / OnP
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