Voici le meilleur Pelléas et Mélisande donné à Paris de ces quinze dernières années.
Les habitués du Théâtre des Champs-Elysées se souviennent sans doute de la mise en scène kitsch de Jean-Louis Martinoty, tandis que les assidus de l'Opéra-Comique se rappelleront volontiers la vision psychanalytique de Stéphane Braunschweig. Le nouveau directeur de la Comédie Française, Éric Ruf, réussit sur les deux tableaux : garder l'aura glamour d'une histoire d'amour mythique, tout en apportant une vraie épaisseur théâtrale.
Pélléas et Mélisande - Théâtre des Champs-Elysées
Pélléas et Mélisande - Théâtre des Champs-Elysées
Car Éric Ruf choisit ce que font les grands dans Pelléas : la littéralité. Pas besoin de forcer le sens. Comme chez Peter Stein, la chevelure de Mélisande est une vraie chevelure, le château un envoûtant décor de grottes et de portes closes (ingénieuse scénographie signée Éric Ruf lui-même), et le spectacle, avec son parfum d'enfance bretonne, garde un naturel et une vérité de tous les jours. C'est précisément dans cet alliage de réalisme et d'onirisme que la soirée séduit durablement. Côté réalisme : les chanteurs incarnent leurs personnages avec humanité et précision, rendant passionnantes les « conversations » de l'ouvrage. Côté onirisme : l'intégration des trois servantes (présentes chez Maeterlinck) accentue la dimension tragique tout comme la présence des éléments aquatiques, qui culmine dans un acte final ruisselant. Mais LA scène qui marque les esprits reste bien sûr celle de la tour de l'acte 3. Le décor est digne d'un tableau Art Nouveau : sur un fond or (sublimes lumières de Bertrand Couderc), Mélisande apparaît à son balcon dans une robe noire pailletée (non moins sublimes costumes de Christian Lacroix) pour offrir à Pelléas une chevelure rousse de plusieurs mètres de long. Le spectacle ne réussit certes pas toujours, dans sa volonté de traiter la dépression (le sujet même de l'opéra de Debussy), à garder cette juste frontière entre la banalité et l'idéal, la première tendant à prendre le pas sur le second, mais le résultat est envoûtant, à la fois lugubre, engageant et cruel.
De mémoire de debussyste, la distribution réunie ce soir au Théâtre des Champs-Elysées est exceptionnelle. Immense triomphateur de la soirée, le chef d'orchestre Louis Langrée : sous sa direction qui réveille les grandes heures d'Inghelbrecht, l'Orchestre National de France est lumineux et poudroyant comme un tableau de Cézanne. Bien aidé par des solistes chaleureux, l'orchestre est très différencié, aux divers degrés d'intensité, capable de parler bas comme de hurler ce que les mots ne disent pas. Outre de bouleversants interludes, Langrée réussit une prodigieuse scène de la grotte. Quant à la distribution vocale, commençons par le Pelléas de Jean-Sébastien Bou, relativement neutre et peu sonnant, malgré une belle silhouette dégingandée pour le personnage, puis le bel Yniold de Jennifer Courcier, idéal vocalement et d'une touchante innocence. Avec son timbre unique, Sylvie Brunet-Grupposo réussit une touchante scène de la lettre, le personnage de Geneviève revêtant avec elle une bouleversante pudeur. En dépit de son jeune âge, Jean Teitgen réussit le plus humain et le plus émouvant des Arkel, sa voix caverneuse se colorant des passions humaines les plus intimes au dernier acte. En Golaud, la prosodie de Kyle Ketelsen ne laisse à aucun moment deviner qu'il n'est pas français, et le baryton américain compose un Golaud attachant, touchant bloc d'humanité et de maladresse amoureuse. Quant à Patricia Petibon, la soprano réussit un véritable coup d'éclat. Sa première scène fait craindre le sur-jeu : éplorée au bord de la fontaine, la chanteuse française joue au grand opéra. Mais rapidement, Patricia Petibon se montre maîtresse de ses moyens, épousant avec le plus grand naturel et sans surligner jamais, les enjeux complexes du rôle de Mélisande. Avec très peu d'effets, sa présence rappelle bientôt celle de Mary Garden, la créatrice du rôle. Sa mort, « la lumière du soir dans les yeux », est inoubliable.
Laurent Vilarem
(11 mai 2017)
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