A la tête des forces du Théâtre Bolchoï, Tugan Sokhiev livre une magistrale version de La Dame de Pique de Tchaïkovski à Toulouse

Xl_dame_pique © Emmanuel Andrieu

Initiée par une superbe exécution de La Damnation de Faust de Berlioz à la Halle aux grains de Toulouse le 22 février dernier, la première édition des Musicales franco-russes s’est achevée en apothéose avec des versions de concert de La Dame de Pique de Tchaïkovski et de Ivan le Terrible de Rimski-Korsakov. A l’origine du projet, Tugan Sokhiev dirige ces trois concerts, mais troque ce soir l’excellent Orchestre national du Théâtre du Capitole (présent dans La Damnation) contre les prestigieux Chœur et Orchestre du Théâtre Bolchoï, dont il est également directeur musical (depuis 2014).

Premier bonheur de la soirée, c’est une version absolument intégrale de l’ouvrage de Piotr ilitch Tchaïkovski - chose rare de nos jours - que l’on a pu entendre, le chef ossète avouant une passion presque déraisonnable pour cette partition, pour laquelle il s’est refusé à toute concession sur le plan musical : les chœurs, l’intermède du deuxième acte, ainsi que tous les récitatifs conservent ainsi les proportions savamment calculées par le compositeur. D’une durée de plus de trois heures, avec un entracte de trente minutes, la soirée paraît pourtant ramassée et remarquablement cohérente. La conception de Sokhiev se veut heurtée, riche en surprises dramatiques, en éclats fulgurants, en ruptures stylistiques électrisantes. Ainsi, la scène de la mort de la Comtesse - dont le rythme retenu et la lenteur presque irritante semblent immobiliser la progression du temps - fait contraste avec le déroulement haletant du duo fiévreux entre Lisa et Hermann ; par ailleurs, le premier tableau dans le parc se construit comme une mosaïque de climats musicaux tellement antagonistes que l’oreille a de la peine à percevoir le plan d’ensemble de la scène. Ce chœur et cette phalange mythiques que sont ceux du Théâtre Bolchoï de Moscou, visiblement subjugués par la conception de leur chef - dont la rudesse a quelque chose de galvanisant pour eux -, se montrent ainsi sous leur meilleur jour, et sont légitimement plébiscités par un public toulousain entré en quasi transe à l’issue de la soirée.

Dans le très exigeant rôle de Hermann, avec un timbre plus clair que de coutume dans cet emploi (Vladimir Galouzine, avec sa voix sombre et puissante à la fois, restant la référence absolue de ces vingt dernières années), Oleg Dolgov fait preuve d’une résistance admirable ; sans trace d’effort apparent, il illumine le concert de son timbre éclatant et sain. La puissance de l’émission ne se fait pourtant jamais au détriment de la souplesse de la ligne de chant ou de la délicatesse de l’attaque, ce qui n’est pas le moindre de ses exploits. Lumineuse Lisa, Anna Nechaeva - déjà remarquée dans Le Joueur de Prokoviev à l’Opéra de Flandre l’an passé -, trouve ici un rôle qui convient idéalement à son soprano plutôt corsé, riche en inflexions flamboyantes dans le médium, et libre de l’acidité trop souvent déplorée chez les cantatrices formées à l’Est. Son chant brillant, et ses aigus puissants et sûrs, font notamment merveille dans son arioso du III, « Minuit approche... Ah, le chagrin m'a épuisée… », délivré de manière particulièrement déchirante.

A rebours d’une (mauvaise) tradition qui veut que le personnage de La Comtesse soit confié à une voix ayant l’âge du rôle, c’est ici la vibrionnante Elena Manistina qui a été retenue, et qui énonce de façon touchante - ainsi qu’avec une exemplaire articulation - la fameuse romance de Grétry : « Je crains de lui parler la nuit ». Plébiscité d’abord au festival de Wexford (dans Salomé) en 2015, puis à celui de Glyndebourne l’année d’après (dans Poliuto), le superbe baryton Igor Golovatenko - admirable de timbre comme de phrasé - se montre exceptionnel en Yeletski, et l’on ne peut que regretter que Tchaïkovski n’ait pas plus développé son rôle ! De leurs côtés, Agunda Kulaeva apporte à Pauline un très beau timbre et une émission scrupuleusement contrôlée, quand Nikolay Kazanskiy campe un Tomski solide et paternel. Enfin, Elena Novak ne fait qu’une bouchée de la Gouvernante, tandis que les autres comprimari n’appellent aucun reproche, avec une mention pour le Tchekalinski d'Ilya Selivanov.

Un concert exceptionnel à mettre au crédit de l’association « Grands interprètes » qui organisait la soirée.

Emmanuel Andrieu

La Dame de pique de Piotr Ilitch Tchaïkovski à la Halle aux grains de Toulouse, le 14 mars 2019

Crédit photographique © Emmanuel Andrieu

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