Nous n’étions pas sortis subjugués par la première collaboration (en 2014, avec Castor et Pollux) entre le sulfureux Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper Berlin, et l’Opéra de Dijon - auxquels il faut adjoindre Emmanuelle Haïm, déjà à la baguette pour diriger l’œuvre de Jean-Philippe Rameau. C’est à nouveau un ouvrage de l’enfant du pays qui réunit les trois artistes, avec les sublimes Boréades (notre opus lyrique préféré du compositeur dijonnais), et avec beaucoup plus de bonheur cette fois. Barrie Kosky reprend l’idée de la « boîte » qui était à la base de son travail sur Castor. Le dispositif scénique conçu par Katrin Léa Teg (qui signe également les costumes) se résume ainsi à une grande boîte cubique blanche dont le couvercle s’ouvre et s’abaisse en fonction de l’action. La soirée commence par un souffle, celui de Borée, qui donne vie à l’orchestre, ce dernier entonnant alors l’Ouverture. Le couple de héros n’est plus ici au centre de l’histoire, un rôle dévolu aux Dieux qui s’amusent, de façon bien cruelle, à tourmenter les hommes qui évoluent sur le podium créé par la surface du cube, tandis qu'eux restent généralement en retrait, tout autour du dispositif, à savourer les tourments qu’ils infligent aux héros. C’est aussi l’espace réservé aux (six épatants) danseurs, dont il faut louer les figures chorégraphiques modernes, sans être trop « détonantes », imaginées par Otto Pichler. C’est enfin le lieu où naissent de superbes images poétiques ou effrayantes, comme l’apparition de pivoines géantes tombant des cintres, ou d’un désert de cendres d’où émergent des dizaines d’oiseaux calcinés, le tout magnifié par les superbes éclairages de Franck Evin. Le public bourguignon a fait une fête à l'homme de théâtre australien, ce qui est suffisament rare à l'encontre d'un régisseur pour être ici souligné...
Grâce aux voix, les moments de grâce ne manquent pas non plus, et l’on distinguera en premier lieu les deux principaux protagonistes. D’une ligne irréprochable, la soprano québécoise Hélène Guilmette offre au personnage d’Alphise une voix pure et une expressivité intense, tandis que Mathias Vidal (que l’on retrouvera bientôt dans un récital consacré à Rameau en Avignon) campe un Abaris à l’admirable clarté de diction, d’une virtuosité sans faille, et d’une étonnante présence scénique. Son ultime air « Que l’amour embellit la vie » tient la salle en suspens dans un silence qui en dit long sur l’art de cet incroyable artiste. Dans ses multiples petits rôles, Emmanuelle de Negri (Télaïre in loco en 2014) subjugue également tant par ses qualités vocales que par son abattage scénique… et des talents de danseuse qu’on ne lui connaissait pas ! Calisis revient au ténor Sébastien Droy, à qui le répertoire baroque convient bien, alors qu’on a plus l’habitude de l’entendre dans de l’opérette (La Grande duchesse de Gerolstein à Liège ou encore Le Pays du sourire à Avignon). Révélé à nous dans la cité provençale dans Les Noces de Figaro en début de saison, le jeune baryton français Yoann Dubruque fait à nouveau forte impression, et impose un Borilée d’un relief saisissant, alliant panache vocal et jeu scénique brillant. Dans le double rôle d’Adamas et d’Apollon, Edwin Crossley-Mercer se montre tout aussi magnifique, avec sa voix ample et sépulcrale, tandis que Christopher Purves (Borée), grimé en rocker sur le retour, arbore un instrument d’une saine (et festive) autorité.
En ce qui concerne la partie musicale, l'Orchestre du concert d’Astrée - sous la direction aussi attentive que passionnée d’Emmanuelle Haïm - vient charmer nos oreilles tout au long de ces trois heures de spectacle : articulation acérée des cordes, justesse des vents, petite harmonie qui gazouille à souhait et donne à entendre de merveilleuses pastorales. Tout aussi admirable s’avère le Chœur du Concert d’Astrée, avec des interventions aussi puissantes que précises. Mais en fin de compte, il apparaît bien que c'est la musique de Rameau elle-même qui, pour l'audience, aura été la révélation de la soirée : les beautés qu'il a découvertes l'ont touché directement au cœur. Si l'œuvre abonde en airs de bravoure comme l'éclatant choral « Jouissons, jouissons de nos beaux ans » à l'acte III, elle regorge également de moments d'émotion - généralement réservés au couple d'amoureux Alphise et Abaris -, comme dans le duo où Alphise lui déclare son amour (acte II), ou l'air poignant du héros « Lieux désolés » à l'acte IV. Les pages instrumentales fortement colorées voire spectaculaires sont partout, comme le déchaînement des éléments à la fin de l'acte III, ou au contraire l'apaisement des vents, au début du V. Il y a dans ces pages d'orchestre, une subtilité d'écriture, une somptuosité, une poésie extraordinaire, mais aussi une vitalité, une jeunesse incroyable de la part d'un compositeur qui approchait les 80 ans…
Les Boréades de Jean-Philippe Rameau à l’Opéra de Dijon, jusqu’au 28 mars 2019
Crédit photographique © Gilles Abegg
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