Construit au IIe siècle de notre ère, en contrebas de l’Acropole d’Athènes, l’Odéon d’Hérode Atticus sert de quartier d’été (à l’instar des Thermes de Caracalla pour le Teatro dell’Opera de Rome) pour l’Opéra National de Grèce (auquel nous nous étions rendus l'an passé, pour la première fois, à la faveur d’une production de L'Affaire Makropoulos de Janacek). Avec sa jauge de 5000 places, tout ici n’est pourtant pas évident. Les gradins de marbre, même restaurés, restent très raides, et il faut une véritable flotte d’ouvreuses pour que chacun puisse y trouver sa place, assis sans dossier sur un petit coussin de cuir. La largeur de la scène, paradoxalement modeste pour un pareil lieu, sa faible profondeur aussi, n’y autorisent pas non plus de déploiements très spectaculaires. Rien à voir avec les Arènes de Vérone, les Thermes de Caracalla, ou encore notre Théâtre Antique d’Orange… mais l’acoustique, en revanche, tout en gardant ses caractéristiques de plein air, s’avère tout simplement exceptionnelle, autrement meilleure que dans les deux premiers théâtres précités. Une fois que l’orchestre s’est installé et que le public s’est tu, une vraie magie s’installe : celle d’un lieu finalement assez intime, sous la voûte étoilée, et comme hors du temps...
Norma, à l’Odéon d’Hérode Atticus d’Athènes ; © Dimitris Sakalakis
Cette magie sera prolongée toute la soirée durant (surtout la seconde, voire plus bas…) par les chanteurs choisis pour défendre Norma de Vincenzo Bellini, puisque c’est ce titre qui a été judicieusement retenu pour ouvrir la saison d’été, et ce en dépit de la mise en scène de Carlus Padrissa, d’une bêtise et d’une laideur sans nom… Le célèbre trublion issu du collectif catalan de La Fura dels Baus, qui nous avait déjà passablement irrités avec sa Turandot munichoise, choisit à nouveau de transposer l’action dans le futur, à une époque où la planète étoufferait sous les détritus et serait gangrenée par des marées noires. Ainsi, pendant l’ouverture, une multitude de figurants et de membres du chœur arrive dans notre dos, et descend les allées, maculée de pétrole, en portant sur le dos des filets remplis de bouteilles en plastique. Le fil conducteur du parti pris scénique est posé… en pleine semaine « antisplastique », alors qu'un appel a été lancé quelques jours plus tôt sur les réseaux sociaux pour ne plus acheter de produits emballés ! Mais le rapport entre les problèmes écologiques que nous rencontrons - en ce début de deuxième millénaire - et la pièce d’Alexandre Soumet (Norma ou l’infanticide, 1831)… nous le cherchons encore !... Le meilleur est cependant à suivre, car Norma est ici chargée d’épurer la planète, et de lui faire retrouver sa fertilité…Pendant le sublime « Casta Diva », la célèbre prêtresse brasse, munie d'un grand bâton, une eau cristalline contenue dans deux grands récipients, dans lesquels deux vierges blondes s’ébattent en se livrant à un étrange ballet aquatique… Une fois l’air terminé, Orovoso prend la place de sa fille et, à l’aide d’une grande louche, remplit des gobelets avec l’étrange mixture, puis les tend à son peuple (ah... mais c'est bien sûr ! Padrissa a retrouvé la formule magique de la potion d'Obélix !...), car le précieux nectar est censé les fortifier en les protégeant contre les menaces bactériologiques en tous genres auxquelles il se trouve ici confronté !... De notre vie, nous n’avions assisté à un spectacle aussi consternant, vu un tel ramassis de stupidité crasse, qui cherche à surfer aussi absurdement qu'arbitrairement sur l'actualité… Mais nous avouerons avoir été (en partie) rassurés d’apprendre qu’il s’agissait d’une production low-cost (à l’image des idées quoi…), car au final dix fois moins coûteuse que la Norma mise en scène dernièrement par son collègue Alex Ollé pour la Royal Opera House de Londres, ceci expliquant peut-être cela...
Norma, à l’Odéon d’Hérode Atticus d’Athènes; © Dimitris Sakalakis
Dans le rôle-titre, la soprano italienne Carmen Giannattasio force quelque peu ses moyens naturels, et si les aigus sont puissamment projetés, ils sont parfois arrachés à un matériau que l’oreille sent rebelle, mais surtout l’intensité de l’émission se fait ici au détriment de la tendresse, et donc de l’émotion… En revanche, la voix de chanteuse roumaine Cellia Costea charge les mélodies confiées à Adalgisa d’une énergie percutante, sans que la ligne bellinienne souffre d’un tel excès d’exultation. Certes, ce type d’approche fait fi du désir du compositeur de confier les deux rôles féminins à des cantatrices capables de les aborder avec des voix souples et fines dans l’aigu, mais ce duel de décibels dégage une intensité dramatique suffisamment convaincante pour que le parti pris remporte notre adhésion. En Pollione, le ténor polonais Arnold Rutkowski - qui nous avait déçus dans Lucia di Lammermoor à Marseille il y a maintenant cinq années - possède certes d’intéressants moyens, mais il ne se casse pas moins les dents sur ce rôle impossible, paraissant souvent détonnant dans l'aigu et graillonnant dans le bas-médium. De son côté, la basse étasunienne Raymond Aceto campe un Oroveso on ne peut plus fiable, tandis que Yannis Kalyvas (Flavio) et Violetta Loutsa (Clotilde) complètent très dignement le plateau. Une mention, enfin, pour le Chœur (masculin) de l’Opéra National de Grèce, superbement préparé par Agathangelos Georgakatos, et de bout en bout excellent.
Norma, à l’Odéon d’Hérode Atticus d’Athènes ; © Dimitris Sakalakis
Par bonheur, nous avons eu la chance d’assister au spectacle une seconde fois, ce qui nous a permis d’entendre une deuxième distribution… bien plus enthousiasmante (comme c’est souvent le cas…) que la première ! Le rôle-titre était confié cette fois à la jeune soprano américaine Marjorie Owens. D’un format vocal (et physique) tout wagnérien (c’est une interprète recherchée pour les rôles de Senta ou Ariadne), voilà une vraie voix de grand soprano dramatique, puissante et sombre sur toute l’étendue du registre, capable de rendre justice aux pages où Norma exprime sa fureur, comme le moment où elle exhorte le peuple à la guerre sacrée, au II. Elle s’y montre impériale, et par extraordinaire, les passages de tendresse la trouvent tout aussi à l’aise, ses impressionnants moyens ne l’empêchant nullement de plier son instrument aux exigences des cantilènes infinies de Bellini, avec une facilité inouïe à chanter piano et même pianissimo... Les vocalises de « Ah bello a me ritorna » sont ainsi exécutées avec une incroyable fluidité, et l’émotion qu’elle distille tout au long de la soirée a fini par nous faire monter les larmes aux yeux dans la scène finale ! Le ténor britannico-américain (mais né en Allemagne et d’origine gréco-chypriote !) Philip Dennis Modinos est également une révélation, en offrant une incarnation mémorable de Pollione : timbre superbe, aigus percutants (dont un contre-Ut tonitruant et longuement tenu à la fin de son grand air du I), émission toute de fierté et d’élan… Même satisfecit complet pour la mezzo moldave Elena Cassian qui a tout pour elle : le style, la beauté du phrasé, la richesse du timbre et des colorations, la puissance contrôlée de l’instrument. Enfin, la basse grecque Tassos Apostolou est un Oroveso présent, mais il ne parvient cependant pas tout à fait à s’imposer dans ses deux scènes avec chœur.
Quant au chef grec Georgios Balatsinos, il ne prend pas Bellini à la légère… ce dont on lui sait le plus grand gré ! Son accompagnement est d’une extrême précision rythmique, et le délicat équilibre entre les vents et les cordes, notamment, est réalisé avec une grande maestria.
Une inoubliable soirée (malgré la mise en scène) sous le ciel constellé d’Athènes !
Norma de Vincenzo Bellini à l’Odéon d’Hérode Atticus d’Athènes, jusqu’au 11 juin 2019
Crédit photographique © Dimitris Sakalakis
10 juin 2019 | Imprimer
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