Au lendemain d'une triomphale Iolanta avec Sonya Yoncheva dans le rôle-titre, nous avons pu assister à ce qui constituait l’axe de l’édition 2022 du Festival de Pâques de Baden-Baden : une version scénique de La Dame de Pique de Tchaïkovsky dans une nouvelle mise en scène du fameux duo Patrice Caurier et Moshe Leiser. En fosse, à nouveau le Philharmonique de Berlin dirigé par son chef Kirill Petrenko – et relevons cet insigne privilège que la ville thermale allemande soit la seule au monde où la prestigieuse phalange participe à une production scénique d’une œuvre lyrique.
Las, la proposition scénique ne restera pas dans les annales de la manifestation pascale, le duo de metteurs en scène livrant une vision vulgaire et sexuée de l’ouvrage du maestro russe, en complète contradiction avec un livret et une musique qui n’en portent pas la moindre trace. Ainsi, ils transforment ces pauvres Lisa et Pauline en prostituées, tandis que la Comtesse (ici totalement sénile) est leur mère maquerelle, son palais n’étant qu’un bordel de luxe. Parmi les autres incongruités scéniques, Tomski affiche une homosexualité qui semble faire écho à celle de Tchaïkovski, et il ne quitte jamais un bel éphèbe blond qui se jettera cependant dans les bras d’Eletski pendant le bal du II. Ce dernier chante son grand air lors d’une scène sado-masochiste, en promenant un poignard acéré sur le corps d’une Pauline aux mains attachées aux barreaux de son lit ! Quant au suicide dans la Neva par l’héroïne, il est ici remplacé par le geste brutal et trivial de Hermann lui fracassant la tête contre le mur de sa salle de bain alors qu’elle se trouve dans sa baignoire, dans laquelle elle s’affaisse et disparaît.
Ce n’est donc pas vers la direction d’acteurs, mais vers la scénographie que l’on trouvera des motifs de satisfaction, avec son dispositif sur deux étages qu’un panneau coulissant permet de faire disparaître, l’un au profit de l’autre. Un système ingénieux (conçu par Christian Fenouillat) qui permet de multiplier les lieux de l’action tout en favorisant la projection des voix dans l’immense vaisseau qu’est le Festspielehaus.
Heureusement, la distribution réunie à Baden-Baden fait preuve d’un bel engagement et d’une confondante justesse de ton, à l’exception peut-être de la mezzo allemande Doris Soffel, guère marquante dans le rôle de la Comtesse. Mais les accents vibrants et veloutés d’Aigul Akhmetshina, comme la rondeur affable du chant conquérant de Boris Pinkhasovich, soulignent toute l’importance de Pauline et d’Eletski, rôles pas si secondaires que cela. Quant à Vladislav Sulimsky, il dessine un portrait fascinant de Tomski.
Lumineuse Lisa, la soprano russe Elena Stikhina (pour Asmik Grigorian initialement annoncée), trouve ici l’emploi qui convient idéalement à son soprano flamboyant, riche en inflexions rutilantes dans le médium et libre de l’acidité trop souvent déplorée chez les cantatrices formées à l’Est. De son côté, le Hermann du ténor arménien Arsen Soghomonyan subjugue par l’intensité de son investissement scénique et son endurance vocale sans faille, avec un aigu toujours éclatant, et une chaleur dans le médium qui porte idéalement, avec sa vibration ardente et naturellement pathétique, la personnalité du héros tchaïkovskien.
Enfin, la direction musicale puissamment lyrique, nuancée et poétique de Kirill Petrenko, à la tête d’une phalange exemplaire de clarté et d’intensité mêlées, distille un bonheur sans partage. Mais le climax émotionnel de la soirée intervient lors du chœur final, détaillé pianississimo par le Chœur de la Philharmonie Slovaque, avec la subtilité et la ferveur d’un chant liturgique orthodoxe. Un moment à pleurer !
La Dame de Pique de Tchaïkovsky au Festival de Pâques de Baden-Baden (avril 2022).
Crédit photographique © Monika Ritterhaus
21 avril 2022 | Imprimer
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