Créé le 15 octobre 1938 à l'Opéra de Dresde, Daphne de Richard Strauss n'a pas eu une grande carrière. Sœur de Salomé et d'Elektra – titre choisi par la maison voisine de l'Opéra de Flandre pour commémorer les 150 ans de la naissance du compositeur allemand -, cette tragédie bucolique en un acte, que La Monnaie de Bruxelles met pour la première fois à son affiche, s'apparente musicalement à La Femme sans ombre, sans en avoir la flamme et la démesure. Le ton élégiaque de la partition, son lyrisme sensuel font songer davantage à l'apaisement morbide des quatre derniers lieder qu'aux violences d'Elektra ou de Salomé. Le livret situe encore une fois l'action en Grèce, mais une Grèce de bergers cette fois, et non d'affrontements sanglants entre une mère et sa fille assoiffée de vengeance.
La grande rareté de l'ouvrage – même si l'on compte tout dernièrement une production au Capitole de Toulouse - peut trouver son explication dans l'extrême difficulté de son rôle-titre. Certes, aucune des grandes héroïnes straussiennes n'est facile d'accès, mais beaucoup se situent plus clairement dans une tessiture homogène, correspondant à des moyens précis, que ce soit de soprano lyrique, de soprano léger ou de grand dramatique. Pour Daphne, il faut quasiment deux voix. C'est l'un de ces rôles hybrides où les voix légères peinent dans les moments les plus vaillants et où les voix plus lourdes n'arrivent guère à planer dans les passages les plus éthérés.
En choisissant - pour chanter le rôle-titre - la soprano britannique Sally Matthews, personnalité d'exception dans la jeune génération de sopranos, le théâtre de La Monnaie a su trouver une solution à ce dilemme. On l'avait découverte, en novembre 2012, dans le rôle de Blanche de la Force des Dialogues des carmélites de Poulenc, au Bayerisches Staatsoper de Munich. Ici, elle prend réellement son envol, même si l'avenir nous la révèlera certainement plus libérée encore. Car les moyens sont remarquables, tant par la qualité du timbre que par le potentiel que l'on devine. Mais sa composition parvient déjà à restituer à la fois le rayonnement de la musique et la passion volontaire et confiante du personnage. Une chanteuse à suivre de près...
Dans le rôle d'Apollon, le ténor américain Eric Cutler n'enthousiasme pas moins : il chante au naturel les phrases crucifiantes de son personnage et escalade sans le moindre signe d'efforts visibles une tessiture aussi héroïque qu'impossible. Superbe Gaïa également de Birgit Remmert, dont les graves voluptueux accompagnent une grande composition scénique. Tout aussi à l'aise le ténor danois Peter Lodhal en Leucippe, amoureux de Daphne, au timbre clair et bien projeté. Le reste de la distribution (Iain Paterson, Tineke van Ingelgem, Maria Fiselier...) fait preuve d'une belle homogénéité.
Très forte impression - également - produite par l'Orchestre Symphonique de La Monnaie, dont le chef allemand Lothar Koenigs exploite à merveille toutes les ressources. C'est particulièrement évident dans ce répertoire où la nature et la qualité du son ont une véritable importance, tout comme la clarté des plans sans laquelle cette musique pourrait paraître massive. Ainsi dirigée et exécutée, cette partition déroutante garde, même dans la puissance, une sorte de limpidité sensuelle, qui est bien celle du mythe de Strauss.
Côté scénique, le belge Guy Joosten n'a pas construit de Grèce idéalisée, et s'est lancé au contraire dans une interprétation contemporaine et une transposition à notre époque : il y oppose une Daphne pure et écolo à une civilisation corrompue par l'argent. Le superbe et monumental dispositif scénique conçu par Alfons Flores reflète cette dualité : de part et d'autre d'un gigantesque et magnifique arbre, lieu de réfuge pour Daphne, se déploie une salle de marché où des traders s'affairent à amasser toujours plus d'argent, quand ils ne s'y adonnent pas à des orgies, comme dans la scène de la fête d'Apollon. Daphne finit par fuir le monde frelaté des hommes, non en se transformant en arbre - comme voulu par le livret - mais en fusionnant avec lui...
Daphne de Richard Strauss à La Monnaie de Bruxelles
Crédit photographique © Monika Forster
05 octobre 2014 | Imprimer
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