Pour beaucoup, Die Soldaten est une œuvre typiquement scénique. Basé sur une pièce de Jakob Lenz, datant du XVIIIe siècle, l'opéra de Bernd Alois Zimmermann est l'observation soigneuse, passionnée, mais rationnelle, de la déchéance d'une femme innocente au sein d'une société militaire barbare. Pour ce spectacle scaligère – reprise d'une production étrennée au Festival de Salzbourg en 2013 (signée par Alvis Hermanis) –, nous poserons d'emblée un constat : le spectacle frôle la perfection – même si le terme de perfection jure avec une œuvre aussi désespérée, qui ne laisse au spectateur qu'une vision du néant. Mentionnons également les raisons de cette perfection : une mise en scène très homogène et très efficace, qui respecte dans ses flamboyances l'action dramatique, et qui visualise la simultanéité telle que Zimmermann l'a maintes fois revendiquée. Devant ou à l'intérieur de l'imposant décor sur deux niveaux imaginé par Alvis Hermanis lui-même (assisté par Uta Gruber-Ballehr) – qui s'inspire du Manège des Rochers, à Salzbourg (où le spectacle a donc été créé) – se succèdent des saynètes expressionnistes qui suggèrent tour à tour l'univers bourgeois de Marie et Stolzius, mais surtout la brutalité de la vie militaire.
Dans la fosse, Ingo Metzmacher manœuvre la gigantesque et complexe partition de Zimmermann avec une précision chirurgicale et une tension quasi insoutenable. Et que dire également des interprètes, des coloratures suraiguës, de ce chant quasi imperceptible qui voisine à un millimètre près le Sprechgesang (« les nuances de l'opéra moderne » selon les termes du compositeur). La soprano américaine Laura Aikin, Marie, ne rencontre aucune difficulté dans la tessiture suraiguë, aux frontières de l'hystérie, réussissant même à chanter les paroles au lieu de les crier, avec un louable souci d'intelligibilité. A cela s'ajoute le mélange de naïveté et de sex-appeal de cette jeune fille qui refuse une honnête demande en mariage pour suivre un beau militaire, et finit inévitablement dans la prostitution. De son côté, le baryton allemand Thomas Bauer, Stolzius, montre que l'on peut chanter ces pages extrêmement ardues avec assez de legato. Lui aussi se montre éblouissant, que ce soit dans la précision du Sprechgesang, l'intensité de la déclamation ou encore la musicalité du phrasé. Okka Von der Damerau, Charlotte, et Alfred Muff, son père, incarnent avec justesse des figures respectées d'une petite ville. Daniel Brenna est un excellent Desportes, dont il ne camoufle ni l'égoïsme ni la cruauté. Le reste du plateau est plus que compétent, avec une mention spéciale pour la grande Gabriela Benackova – à qui le public adressera une belle ovation aux saluts – et qui chante (encore) superbement le rôle de La Comtesse de la Roche, personnage qui tente d'arracher Marie à son tragique destin.
Au terme de cet éloge sans restriction demeure cependant l'impression d'une œuvre et d'une esthétique condamnées à l'impasse, et tournées vers le passé. En ce sens, Les Soldats apparaissent bien comme le dernier opéra du répertoire, car ce qui a été écrit après n'obéit plus vraiment aux canons de l'opéra. Héritier musical de Berg, l'œuvre de Zimmermann l'est doublement dans la mesure où Jakob Lenz – qui l'a inspiré – a également inspiré Büchner. Long fil du romantisme allemand que symbolise la figure douloureuse de Marie qui habite l'ensemble de ses œuvres, les relie entre elles, et dont la vision du metteur en scène letton, très sociale en même temps que lascive, en un mot brechtienne, gomme peut-être la dimension lyrique, celle qui pourrait ouvrir sur de la lumière. Nul n'ignore la fin tragique de Lenz et de Zimmermann, mais est-ce une raison pour ne leur être fidèle que dans le crépusculaire...?
Die Soldaten de Bernd Alois Zimmeramnn à La Scala de Milan – jusqu'au 3 février 2015
Crédit photographique © Marco Brescia & Rudy Amisano | Teatro alla Scala
28 janvier 2015 | Imprimer
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