L’engouement musicologique (ou muséal ?) pour les versions originales pousse aujourd’hui à oser la version française d’opéras dont seule la version italienne assura la gloire – comme Don Carlos, (re)découvert à Paris il y a deux ans pour les 150 ans de sa création, que nous avons entendu en français la semaine dernière à l’Opéra Royal de Wallonie, et que le Théâtre National de la Sarre (Saarländisches Staatstheater) reprend lui aussi au même moment. Manifestement il en va de même des Vêpres siciliennes longtemps données en italien, et dont la version française a de nouveau les honneurs de la scène, l'ouvrage ayant été donné dans sa mouture originale au Teatro dell’Opera de Rome en décembre dernier, tandis que le Welsh National Opera de Cardiff fait de même actuellement (la version française en cinq actes… ballet inclus !), avant d'être imité par l’Opernhaus Zürich en juin prochain.
Avec le grand chef italien Carlo Rizzi à la baguette, la soirée commence sous les meilleurs auspices, d’autant que le Welsh National Orchestra and Choir s'avère dans une forme olympique, assurant à l’ensemble toute sa grandeur. Avec une vigueur fervente, le premier chef invité du WNO restitue ainsi l’architecture des ensembles concertants, en particulier le chœur dédoublé de l’acte II où la Barcarolle des invités du Gouverneur (« Jour d’ivresse et de délices ») ponctue la détresse des Siciliens humiliés (« Je frémis et de honte et de rage »). Carlo Rizzi révèle également l’orchestration raffinée qui introduit le fameux air de Procida « Et toi, Palerme ».
Confiée à Sir David Pountney, la mise en scène est une autre des bonnes surprises de la soirée. Il propose un travail dans le même esprit sobre et efficace que son Simon Boccanegra vu l'été dernier à l’Opéra de Tel Aviv qui provenait justement de ce même Welsh National Opera. C’est l’image d’un monde manichéen qu’il donne à voir ici, qui oppose les Français colonialistes habillés en uniformes militaires de style Second Empire, tandis que le peuple sicilien opprimé est tout de noir vêtu, dans des habits du milieu du XXème, puisque c’est devenu une mode que de mélanger les époques par l’entremise des costumes, signés ici par Marie-Jeanne Lecca. Pour donner plus de morgue aux Français, les officiers sont juchés sur de hautes chaises (photo), et toisent les Siciliens de leur piédestal, et quand ils en descendent, c’est pour mieux les rouer de coups. Mais le clou du spectacle est bien la scène de ballet du troisième acte dont la musique (près de vingt minutes !) a été entièrement conservée : ce ne sont point les « Quatre saisons » telles que prévues à l’origine qui sont ici représentées, mais une pantomime imaginée par la chorégraphe anglaise Caroline Finn qui met en scène la mère de Henri (et donc la femme de Montfort...), déjà morte au moment de l'action. Celle-ci ressuscite sous nos yeux du monde des morts et l’on voit ainsi une danseuse grimée en vieille femme décharnée sortir d’un cercueil, avec des gestes saccadés, comme un squelette vivant. Puis elle se débarrasse de ses oripeaux pour recouvrir ses traits de jeune fille, qui rencontre bientôt Montfort avec lequel elle entame une danse d'amour (magnifiques solistes de la National Dance Company of Wales !), avant que ce dernier ne révèle sa véritable personnalité, et ne se mette à la battre… Elle finit par retourner dans son cercueil et il apparaît clairement qu’elle a fini par succomber sous les coups de ce rustre de Montfort !
Avec une distribution vocale convoquant une soprano arménienne, un ténor coréen, un baryton italien et une basse polonaise, c’était tout de même prendre des risques pour un opéra en français ! Mais contre toute attente, bien que dépourvue de chanteurs francophones, la diction est finalement suffisamment châtiée (hors le baryton) pour n'avoir que peu recours au surtitrage en anglais (disponible aussi en gallois). Le baryton, c’est Giorgio Caoduro (déjà Guy de Montfort à Rome, en double distribution) qui doit donc encore prendre quelques cours de diction française, mais qui interprète néanmoins son personnage de manière nuancée, avec un beau legato, jouant notamment des couleurs de sa voix dans l’air « Au sein de la puissance » (au début du III). Grâce à sa technique à toute épreuve, Jung Soo Yun campe un Henri convaincant, aussi à l’aise dans le chant en force, que quand il s’agit d’incarner la dimension poétique de son personnage, livrant notamment de bien belles demi-teintes dans ses effusions amoureuses. En Duchesse Hélène, Anush Hovhannisyan fait impression par son formidable aplomb technique - à défaut d’être impeccable dans les plus petits détails. Le volume, surtout dans une salle aussi immense que celle du Wales Millenium Center, est adéquate, de même que le dosage de la voix de poitrine et la qualité du trille (notamment dans le fameux Boléro « Merci, jeunes amies »). Enfin, la jeune soprano déploie des sonorités ravissantes dans les moments de douceur, d’une suavité que l'on qualifiera de séraphique, quand l’incarnation s'avère, de son côté, pleine de chaleur et de mordant. Wojtek Gierlach tire également son épingle du jeu avec brio : ses constants appels au nationalisme le plus obtus ne lassent musicalement jamais, tant son art du legato sait conférer noblesse et élégance au personnage de Procida. Les comparses sont tous d’excellente qualité, avec une mention pour les jeunes Robyn Lyn Evans (Danieli et Mainfroid), vaillant ténor gallois, et Christine Byrne (Ninetta), rayonnante mezzo new-yorkaise.
Un brillante soirée de musique franco-verdienne !
Les Vêpres siciliennes de Giuseppe Verdi au Wales Millenium Center de Cardiff, jusqu’au 22 février (puis en tournée dans les villes de Llandudno, Bristol, Southampton, Milton Keynes, Plymouth et Birmingham jusqu'en mai 2020).
Crédit photographique © Johan Person
13 février 2020 | Imprimer
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