Après Faust en 2014, La Damnation de Faust en 2015, le Festspielhaus de Baden-Baden clôt sa trilogie faustienne – dans le cadre du Festival de Pentecôte - avec le plus rare Mefistofele d'Arrigo Boito. Seule partition de son auteur (avec Nerone, resté inachevé), Mefistofele permit au librettiste de Ponchielli (La Gioconda) et Verdi (Otello, Falstaff) de connaître une gloire immortelle, sans doute davantage pour son extraordinaire rôle-titre, qui a fasciné les plus grandes basses de l’histoire, que pour la valeur intrinsèque de l’inspiration musicale. Car à côté de pages de superbe facture - le chœur du Prologue, les deux airs du ténor et surtout la sublime aria de Margherita « L’altra notte in fondo al mare » - la partition de Boito accuse d’évidentes chutes d’inspiration et des failles dramaturgiques. C’est certainement ce qui explique la désaffection de cet ouvrage sur les scènes lyriques, outre le fait qu’il exige un chœur pléthorique, un orchestre de tout premier ordre, mais plus encore une basse à même de restituer à ce personnage hors norme qu’est Mefistofele son charisme vocal et scénique.
On peut dire que sur ce point, Baden-Baden a trouvé le chanteur idéal avec le baryton-basse uruguayen Erwin Schrott. Dés son apparition sur scène, on reste stupéfait par sa capacité à remplir, avec une seule note, un théâtre aussi vaste que le Festspielhaus et à projeter le son avec une insolence inouïe. Outre le fait de coller admirablement à la vocalità spectaculaire et grandiose requise par le rôle, l’artiste ravit également par sa voix somptueusement timbrée, son phrasé incisif et sa musicalité impeccable, à la ligne scrupuleusement contrôlée. L’acteur s’avère magistral, « explosant » littéralement dans une mise en scène qui semble avoir été conçue à son intention : diable extraverti, bondissant, inquiétant, menaçant, Erwin Schrott possède un charisme et une animalité qui font ici merveille, auxquels on peut ajouter un sens de l’humour dévastateur. Depuis le retrait des scènes de Samuel Ramey, il est indéniablement l'interprète le plus plausible de ce personnage fascinant.
Déjà Faust dans les deux productions précitées, le ténor américain Charles Castronovo enthousiasme en tous points, car la voix s'est encore développée et la réserve sur la carence de volume que nous avions émise l'an passé est balayée ce soir. Sa voix emplit ainsi parfaitement la salle, tout en conservant sa douceur et sa musicalité, qui en font tout le prix. Il excelle dans le duo fameux et traduit un réel sentiment contemplatif dans le superbe air « Giunto sul psso estremo ». Il trouve en Alex Penda (Margherita) une partenaire à sa mesure : tour à tour royale ou tragique, la soprano bulgare possède une souplesse vocale qui lui permet de passer aisément du murmure déchirant à un aigu aussi ferme que lumineux. La bouillonnante soprano afro-américaine Angel Joy Blue, enfin, a tous les charmes physiques et la volupté vocale d'Elena, tandis que le reste du plateau complète plus que dignement la distribution.
La proposition scénique – confiée à l'homme de théâtre allemand Philipp Himmelmann – repose beaucoup sur la scénographie du fidèle Johannes Leiacker qui se décline avec deux éléments principaux : un immense rideau de filaments argentés et un imposant crâne mobile dont les orifices servent tour à tour de refuge pour les amants ou de caverne infernale pour Mephisto. Les parties pleines servent, quant à elles, d'écran pour les superbes projections vidéographiques de Martin Eidenberger, comme ces images de prés fleuris qui laissent bientôt place à un enchevêtrement de lombrics répugnants, d'un rouge vif qui évoque les enfers. Malgré quelques incohérences vis à vis du livret, la conception générale n'en fonctionne pas moins dans la plupart des scènes, et il y a comme un parfum de succès dans ce show qui en donne assurément pour son argent. Car on ne peut dénier à Philippe Himmelman le pari réussi de capter l'attention et d'animer cet opéra réputé statique, notamment dans le Prologue en forme d'Oratorio ou dans le salut de Faust, qu'il pare d'une énergie toute viscérale.
A la tête d'un Philharmonique de Munich des grands jours et d'un Philharmonia Chor Wien qui se couvre littéralement de gloire ce soir, le chef hongrois Stefan Soltesz fait tout son possible pour conférer cohérence et unité à une musique d'une richesse inouïe, mais souvent hybride. Tout en s'attardant sur d'évidentes références au passé (Gluck, Rossini, Meyerbeer...), sur certaines tentations contemporaines (Verdi, Wagner), il se plaît à souligner certaines hardiesses qui annoncent Stravinsky ou Ravel, transformant Mefistofele en une sorte d'immense encyclopédie de la musique, que l'on aurait envie de consulter à l'infini. Sa longue carrière de chef symphonique - il a été Generalmusikdirektor d'un incroyable nombre de phalanges prestigieuses - lui permet de mettre en valeur l'extraordinaire qualité de l'écriture orchestrale, de l'emphase des parties chorales à l'intimisme de certains airs des solistes, atteignant d'indescriptibles sommets dans la folie de Marguerite et dans l'évocation de l'Arcadie.
Un vent de folie a parcouru le Festspielhaus à l'issue de la soirée, et c'est debout qu'un public enthousiaste a salué l'ensemble de l'équipe artistique.
Mefistofele d'Arrigo Boito au Festspielhaus de Baden-Baden, les 13, 16 & 19 mai 2016
Crédit photographique © Andrea Kremper
19 mai 2016 | Imprimer
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