Conçue pour Sarah Bernhardt qui en fit l’une de ses pièces de prédilection, Fedora de Victorien Sardou (à qui l’on doit aussi Tosca) fut adaptée en livret d’opéra par Arturo Colauti à l’intention d’Umberto Giordano. L'opéra est devenu une rareté sur les scènes lyriques, mais c’était sans compter sur l’imaginatif et audacieux Oper Frankfurt qui dame ainsi le pion à la Scala, qui la mettra à son tour à son affiche en octobre prochain avec Sonya Yoncheva dans le rôle-titre.
L’ouvrage n’étant plus jamais donné, il convient d’en narrer l’histoire, avec une action qui se situe dans les années 1870. Le prince russe Vladimir Yariskine est assassiné la veille de ses noces avec la princesse Fedora, et celle-ci jure de venger son promis. En suivant les traces incertaines du coupable, elle arrive à Paris où elle fait la connaissance d'un compatriote, un peintre nommé Loris, et en tombe amoureuse. Il se trouve que c'est l'assassin qu'elle cherche et elle n'hésite pas à le dénoncer à la police russe dans une lettre. La lettre, arrivée en Russie, provoque l'arrestation du frère de Loris, comme complice du crime, mais le jeune homme se noie en prison à la suite d'une inondation de la Neva qui a envahi les cellules. La mère des deux meurt de chagrin. Cela amène Fedora à découvrir que le peintre avait été gravement offensé dans son honneur par le prince : c'était l’amant de sa femme, il les avait surpris ensemble. Dans l'échange de coups de feu, Loris était resté blessé et le prince Vladimir avait perdu la vie. Fedora, désespérée, s'ôte la vie avec le poison contenu dans une croix que lui avait offerte son mari la veille des noces…
Titre souvent à l’affiche dans les années cinquante et soixante, où brilla notamment Maria Callas, Renata Tebaldi et Magda Olivero qui en fit son rôle-fétiche, Fedora ne nécessite pas seulement une chanteuse-actrice d’exception, mais aussi d’un ténor spinto capable de faire délirer l’auditoire avec le fameux air « Amor ti vieta », mélodie tellement irrésistible que Giordano l’utilise comme leimotiv d’un bout à l’autre de la partition. En alternance avec Asmik Grigorian, la soprano allemande Nadja Stefanoff soutient sans peine les irrésistibles élans vocaux de son personnage, de même que ses plongées dans le registre grave, s’abandonnant corps et âme à l’exaltation de l’amour. Elle se révèle aussi formidable actrice qu’excellente chanteuse et diseuse. La personnalité hautaine de la princesse, dotée d’un caractère impérieux et manipulateur, convient à la perfection au physique et au port de la cantatrice native de Chemnitz.
Face à elle, la tornade qu’est le ténor chilo-étasunien Jonathan Tetelman (un physique d’Apollon conjugué à une voix de stentor) n’a pas de mal à lui tenir tête. Créé par Enrico Caruso, le rôle de Loris lui va comme un gant : ardent, impulsif et entier, il y affiche une santé vocale que seuls José Cura et Marcelo Alvarez nous évoquent, avec également cette morbidezza et cette sensualité toute latine dont tout interprète du répertoire vériste ne peut faire l’économie. Tous deux reçoivent un indescriptible triomphe (amplement mérité) au moment des saluts. De leurs côtés, Nicholas Brownlee et Bianca Tognocchi dessinent avec finesse et brio le couple De Siriex/Olga, le Baron Rouvelle de Michael McCown émergeant avec vigueur de la foule des comprimari – et l'on y ajoute une mention également pour le pianiste Simone Di Felice, excellent dans sa participation au duetto du deuxième acte.
Signée par Christof Loy, la production provient de l’Opéra de Stockholm où elle a vu le jour en 2016. L’homme de théâtre allemand semble s’être assagi au regard d’autres mises en scène très « regietheater » que nous avons vues de lui. Elle repose pour beaucoup sur la scénographie unique conçue par le fidèle Herbert Murauer (qui signe aussi les costumes) et qui montre un salon bourgeois où trône un immense cadre doré. Ce dernier sert en fait de support aux superbes images vidéo en noir et blanc tournées la plupart du temps en direct, soit en redondance de l’action qui se déroule sous nos yeux, ou alors l’on découvre ce qui se trame en coulisse derrière les grandes portes de l’appartement. Au II, le papier peint du cadre se soulève pour laisser entrevoir un tableau vivant, celui de l’acte de Paris avec son concert de piano en live. Au III, toujours à l’intérieur du cadre, on assiste à l’idylle des amants dans les montagnes suisses. Lorsque l'histoire d’amour commence à s'effriter, le paysage pittoresque en toile peinte est arraché, et une lumière blanche et crue indique alors que la vérité est en train de se faire jour.
Le jeune chef italien Lorenzo Passerini sait non seulement tenir la phalange maison, mais il parvient également à lui insuffler le pathos et l’emphase qu’appelle la partition de Giordano, qui ne trouve son identité que dans les déferlements de la passion et dans l’abandon total à cette « volupté de boudoir », très proche d’une esthétique française, celle de Massenet notamment. A l’issue de la représentation, impossible de ne pas penser que l’ouvrage de Giordano mérite assurément une place permanente dans le répertoire, au même titre que son célèbre Andrea Chénier !
Fedora d’Umberto Giordano à l’Oper Frankfurt, jusqu’au 14 mai 2022
Crédit photographique © Barbara Aumüller
18 avril 2022 | Imprimer
Commentaires