De tous les opéras de jeunesse de Giuseppe Verdi qui ont longtemps séjourné dans les oubliettes de l'histoire lyrique, I due Foscari est certainement celui qui mérite le plus de refaire surface. Sa musique est inspirée de bout en bout: l'écriture des chœurs, airs et ensembles nous incitent constamment à établir des comparaisons flatteuses avec les chefs-d'œuvre à venir, non avec des réussites du passé, si accomplies soient-elles.
A la tête d'un Orchestre Philharmonique de Marseille admirablement disposé (qui commence à connaître tous les mystères de l'écriture verdienne), l'excellent chef italien Paolo Arrivabeni - dont nous ne cessons de souligner, dans ces colonnes, l'extraordinaire travail accompli à l'Opéra Royal de Wallonie dont il est le directeur musical depuis 2008 (voir notre récente recension d'Ernani) – propose une version à la fois vigoureuse et ample de ces trois actes, où l'on sent clairement le compositeur viser à l'homogénéité. Certes, les airs se détachent du contexte dramatique, comme le veulent encore les lois musicales du moment, mais Arrivabeni montre clairement le souci de Verdi d'unifier les couleurs des soli instrumentaux: la sublime scène de la prison, par exemple, présente une telle convergence de teintes que l'on entend cette suite de morceaux séparés comme une mosaïque de pièces, dont le dessin ne se révèle pleinement que lorsqu'elles sont considérées dans leur ensemble.
L'interprétation de Leo Nucci en vieux Doge - qu'écartèlent son sens du devoir et son amour paternel – est tout simplement grandiose (un spectateur lui lance d'ailleurs, aux saluts, un «Siete un gigante!» («Vous êtes un Géant!»). Le timbre du célèbre baryton italien – adulé à Marseille où il s'est produit de nombreuses fois (il a récemment avoué que la scène phocéenne était sa préférée au monde) - n'a rien perdu de son émail et l'intonation demeure toujours aussi péremptoire... malgré ses 73 printemps! Comment ne pas admirer aussi, chez lui, la fluidité de l'émission, chaque note étant sculptée avec un luxe de chatoiements, jusque dans les pianissimi les plus éthérés. Les grandes envolées de son ultime air «Questa dunque è l’iniqua mercede», d'une beauté et d'une intensité fulgurantes, provoquent un vrai délire collectif, et après cinq minutes de vivas, il décide – en accord avec le chef – de le bisser: c'est finalement debout - sans attendre la fin de la représentation - que le public marseillais acclame son héros...
Grand habitué des lieux également, le ténor albanais Giuseppe Gipali (Jacopo Foscari) exploite adroitement les moments lyriques de son rôle d'exilé malheureux pour faire valoir le magnifique éclat d'un timbre souple et rond, sa science du legato, son art de la nuance et son habituelle (et magnifique) ligne de chant. La voix a également gagné en puissance et en volume, le seul bémol que nous émettions, jusqu'à présent, quant aux prestations de ce magnifique chanteur. Remplaçant Virginia Tola initialement annoncée, Sofia Soloviy (Lucrezia) - nouvelle égérie du Teatro Real de Madrid – est une révélation. De fait, la soprano ukrainienne affronte avec un incroyable aplomb tous les écueils d'un des rôles parmi les plus lourds du répertoire verdien. De sa musicalité, du style, de la perfection des vocalises, de son médium très nourri ou de la chatoyance du timbre (et même de sa beauté physique), on ne sait qu'admirer le plus. Elle est accueillie presqu'aussi triomphalement que Nucci, au moment des saluts.
La basse polonaise Wojtek Smilek, dans la partie de Loredano, fait preuve d'une retenue bienvenue; la noirceur de sa voix, presque toujours cantonnée dans le mezzo-forte, n'en paraît que plus riche de menace. Enfin, les deux comprimari - Marc Larcher (Barbarigo, Fante & Servo) et Sandrine Eyglier (Pisana) – se révèlent étonnamment sûrs d'eux, alors que le Chœur de l'Opéra de Marseille, superbement préparé par Emmanuel Trenque, se hisse à la hauteur de cette soirée d'anthologie.
Bref, encore un triomphe sur la scène phocéenne, après l'incroyable succès rencontré le mois dernier par la version de concert de Semiramide de Rossini. Décidément l'excellence règne à l'Opéra de Marseille !
I due Foscari de Giuseppe Verdi à l'Opéra de Marseille, les 15 & 18 novembre 2015
Crédit photographique © Christian Dresse
19 novembre 2015 | Imprimer
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