Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est le premier oratorio écrit par Georg Friedrich Haendel lors de son séjour à Rome, alors qu'il était âgé de vingt-deux ans seulement. Bien qu'il ait été alors déjà plus à l'aise dans le domaine de l'opéra, le musicien s'est pourtant vu contraint de faire ses preuves dans le langage musical plus épuré de l'oratorio allégorique, car un décret papal interdisait aux théâtres romains l'organisation de représentations lyriques. Le texte rédigé par le commanditaire de l'ouvrage, le Cardinal Benedetti Pamphili, a pourtant permis au compositeur de traiter les diverses situations comme des scènes de théâtre musical, et il est possible de voir aujourd'hui cette partition comme un véritable laboratoire d'esquisses mélodiques que Haendel revisitera souvent lors de sa future carrière de créateur. La haute estime dans laquelle il tenait sa partition est attestée par le fait qu'il l'a retravaillée en 1737 sous un titre légèrement modifié (le Disinganno initial se mue en Verità), avant d'offrir une version anglaise due à Thomas Morell et créé à Londres en 1757. Ce devait être d'ailleurs sa dernière œuvre jouée au Covent Garden avant sa mort...
La partition, riche de trente airs, n'offre rien d'autre qu'une discussion sur le désenchantement de l'homme devant les ravages du temps. Mettre en scène cette musique privée de toute action dramatique digne de ce nom tient de la gageure. C'était sans compter sur l'incroyable talent du metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski – auquel nous avion consacré un portrait l'an passé – qui vient de relever, au Festival d'Aix-en-Provence, le défi. De fait, le résultat séduit durablement le spectateur curieux qui aime à s'aventurer au-delà d'une simple mise en repères traditionnels, parmi les interrogations de notre temps et notre désillusion. Le philosophe Jacques Derrida est convoqué à la toute fin de la première partie pour évoquer - avec l'humour et l'intelligence qu'on lui connaît - le thème des fantômes. Pourquoi ce thème-là ? L'explication tient dans la séquence filmée liminaire qui montre Belleza (Beauté) cédant à Piacere (Plaisir), dont les débordements festifs finiront par emporter dans la mort un jeune éphèbe énamouré. La scène présente l'intérieur d'une salle de cinéma, avec de tristes rangées de fauteuils sur lesquels viennent d'asseoir des jeunes filles à la fois belles et désabusées. Un espace translucide au centre sert de porte d'entrée vers des Enfers, d'où émergent le « fantôme » amoureux. Le Temps (Tempo) et la Désillusion (Disingannno) sermonnent la Beauté et la mettent en garde contre les dangers du Plaisir. Grand mal leur en prendra puisque la belle jeune fille finira par s'ouvrir les veines au terme d'une aria ,« Tu del ciel ministro eletto », à faire couler les larmes.
A la tête de son excellente formation du Concert d'Astrée, la chef française Emmanuelle Haïm offre de Haendel une interprétation alerte et riche en effets sonores. Son art permet d'éviter le risque du morcellement et de présenter ces vignettes musicales aux atmosphères violemment contrastées comme autant de pièces aux couleurs vives, dont les éclats se fondent dans le dessin d'ensemble.
La distribution vocale se montre – au delà de toute mesure - à la hauteur d'une approche aussi exigeante au plan technique. La soprano française Sabine Devieilhe – et à laquelle nous venons de consacrer un portrait et qui nous encore émerveillé dernièrement dans le rôle-titre de Lakmé à l'Opéra Grand Avignon – se révèle, dans le rôle de Belleza, une interprète de très haut niveau dans le répertoire baroque : la vocalise est d'une facilité déconcertante, l'émission incisive, la couleur vocale chatoyante et le souffle d'une ductilité inouïe. Le contre-ténor argentin Franco Fagioli (Piacere) renouvelle la sidération dans laquelle nous avait plongé son Arbace dans Atarserse de Vinci à l'Opéra National de Lorraine il y a trois saisons... et semble sans rival aujourd'hui dans sa tessiture et ce répertoire. Dans les airs lents, son impeccable tenue de souffle lui permet d'en esquisser les contours d'une voix quasi immatérielle (son air « Lascia la spina » est tout simplement à pleurer). Et lorsqu'il est invité à se déchaîner, comme dans son ultime intervention au II (« Folle, dunque tu sola presumi »), il semble pouvoir se jouer de n'importe quel saut d'octave ou note interpolée pour enrichir le profil d'une musique qui font tous les grands artistes.
La mezzo vénitienne Sara Mingardo – dont la Neris, dans Medea de Cherubini au Grand-Théâtre de Genève la saison passée, nous avait bouleversé - leur est à peine inférieure dans la partie de Disinganno, avec son timbre d'alto mordoré, sa désinvolture dans les traits les plus rapides et surtout son art de rendre expressive la note la plus attendue d'un motif musical par d'imprévues ruptures d'intensité dans les accents toniques. Enfin, le magnifique ténor étasunien Michael Spyres (Tempo) séduit par sa voix franche et ses vocalises aériennes, tout en étant doté d'une projection idéale et d'une sûreté stylistique imparable.
Une soirée tout simplement magique !
Il Trionfo del Tempo e del Disinganno de Georg Friedrich Haendel au Festival d'Aix-en-Provence, le 14 juillet 2016
Crédit photographique © Patrick Berger / Artcomart
18 juillet 2016 | Imprimer
Commentaires