Créée il y a sept ans au Théâtre de cour de Drottningholm (1766), cette production de Don Giovanni, premier volet d’une Trilogie Mozart/Da Ponte confiée à Ivan Alexandre et Marc Minkowski, trouve tout naturellement sa place au Grand Théâtre de Bordeaux (1780). Les solutions imaginées par Antoine Fontaine (le scénographe des trois productions, qui signe également les très beaux costumes) s’adaptent à la fois parfaitement aux exigences de la scène suédoise comme aux dimensions et au caractère de la salle bordelaise – et certainement mieux que dans l’immense salle du Gran Teatre del Liceu de Barcelone, où le spectacle a été donné le mois dernier.
Une ingénieuse scène de théâtre en bois trône au centre du plateau, et s’avère décorée de toiles peintes, à la fois élégantes et discrètes, qui peuvent être déplacées grâce à des tringles afin de créer des espaces différents, plus ou moins intimes. Ce dispositif de conception très classique, mais superbement réalisé, se trouve par ailleurs très bien éclairé par le duo Alexandre/Fontaine, pour cette énième mais subtile variation du « théâtre dans le théâtre » (avec ses tables de maquillage posées à même le sol sur les côtés de la scène). Tout donne à cette production, ainsi dépouillée et concentrée, à la fois le charme et la force d’une représentation « à l’ancienne » pour un spectacle d’aujourd’hui. Et les trouvailles dans la direction d’acteurs ne manquent pas, du moins dans la première partie, telle l’idée d’avoir fait tatouer le catalogue de Leporello… sur toutes les parties du corps de ce même Leporello (photo). On est plus circonspect sur le deuxième acte, avec un festin sans table ni mets, une scène du cimetière sans rien de funèbre, mais surtout une ultime scène qui tombe à plat, avec la disparition du héros derrière un simple drap blanc tendu, ce qui n’évoque guère les enfers du livret... et n’a surtout rien d’effrayant !
Une très belle distribution, dont la jeunesse renforce la cohésion, vient apporter en revanche une pleine satisfaction. Ainsi du Don Giovanni d’Alexandre Duhamel, qui séduit par l’énergie du chant, comme par la qualité du jeu. Mais le Leporello, plus grand et plus puissant, du baryton-basse canadien Robert Gleadow lui vole cependant la vedette, scéniquement autant que vocalement : il faut le voir prêt à toutes les cascades, se dépensant sans compter, au point de le voir essoufflé pendant les saluts, sans trahir la moindre fatigue cependant pendant le spectacle, où sa voix tonitruante et superbement projetée fait grande impression sur les spectateurs. Le jeune ténor français Julien Henric (Don Ottavio) confirme l’excellente impression laissée dernièrement avec son Sir Hervey dans l’Anna Bolena genevoise, et l’on retrouve avec plaisir son timbre charmeur, mais puissamment projetée. L’on regrette, dès lors, de le voir ici privé de son premier air (« Dalla sua pace »). Comme cela se fait de plus en plus, les personnages de Masetto et du Commandeur sont interprétés par le même chanteur, ici la basse étasunienne Alex Rosen, qui convainc sans réserve dans son premier emploi, grâce à son grain de voix des plus flatteurs, mais qui apparaît comme trop beau pour les rugosités et l’aspect sépulcral, attendus dans le second.
Côté féminin, la Donna Anna de la soprano roumaine Iulia Maria Dan fait sensation, avec son timbre corsé, sa superbe musicalité et son sens aigu de la mise en valeur du texte qui nous vaut de beaux moments d’émotions (« Or sai chi l’onore »). En Donna Elvira, la soprano italienne Arianna Vendittelli possède également une voix plutôt charnue et une flamme scénique qui sied bien à son personnage. Enfin, la jeune française Alix Le Saux campe une ravissante Zerlina, au joli minois et à la voix fraîche et fruitée.
En fosse, ajoutant ses propres touches d’humour (avec citations fugitives de Cosi fan tutte et des Nozze di Figaro), Marc Minkowski – avec l’inventif et spirituel continuo confié à Maria Shabashova (au pianoforte), parmi les très performants instrumentistes de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine – porte magnifiquement cette production, à laquelle il est intimement associé. Depuis le bonheur bondissant de l’ouverture jusqu’à l’enjouée « morale » finale, tout paraît d’évidence dans son Mozart - quand bien même pris à un train d’enfer, sans que la justesse ne soit jamais prise en défaut.
Don Giovanni de W. A. Mozart (dans le cadre d’une Trilogie Mozart/Da Ponte) à l’Opéra National de Bordeaux Aquitaine, jusqu’au 6 juin 2022
Crédit photographique © Eric Bouloumié
30 mai 2022 | Imprimer
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