C’est un spectacle ingénieux que Jean Liermier (dont nous avions beaucoup aimé la Fair Lady à l’Opéra de Marseille en décembre dernier) a imaginé pour Cosi fan tutte en ouverture de saison de l’Opéra de Lausanne. Le directeur du Théâtre de Carouge (équivalent suisse de notre Théâtre des Amandiers de Nanterre…) transpose ainsi l’action du chef d’œuvre de W. A. Mozart dans un jeu de téléréalité – type « Île de la tentation », rebaptisé ici « La Scuola degli amanti » –, pour une surenchère de férocité dans l’art de la manipulation... à l’ère du tout numérique ! Dans un bel appartement qui laisse entrevoir des angles de vue sur Marseille (en lieu et place de la Naples du livret), les protagonistes sont filmés dans leur intimité, tandis que des écrans permettent au public (télévisé) de suivre les péripéties des malheureux candidats (tout le monde est perdant dans Cosi…). Il faut voir la mine dépitée de Guglielmo et Ferrando quand, une fois sur les plateaux du show télévisuel, ces derniers découvrent les images de l’infidélité de leur dulcinée respective… ce qui ne manque pas de faire rire aux éclats le public réuni sur le plateau, question d’ajouter de l’humiliation au sentiment de colère. Un clin d’œil passablement amer et désabusé sur le monde (voyeuriste) dans lequel nous vivons…
La soprano moldave Valentina Nafortina – naguère plébiscitée dans le rôle de Zerlina au Festival de Salzbourg – peut prétendre au palmarès des meilleures Fiordiligi du moment, grâce à une voix étoffée, parfaitement déliée dans la vocalise. Et le personnage est criant de vérité : habité à l’extrême, le chant se fait l’interprète subtil des affres de cette belle âme blessée. Sa consœur française Stéphanie Guérin (Dorabella) offre malheureusement une voix encore mal maîtrisée, privée de soutien, handicap partiellement compensé par un jeu plein d’allant. Quant à la soprano espagnole Susana Cordon (pour Leontina Vaduva initialement annoncée), elle campe une Despina traditionnelle : la voix reste toujours aisée et le jeu, désarmant de naturel cynique, se met idéalement à l’unisson de cette mise en scène désenchantée.
Le ténor espagnol Joel Prieto est un Ferrando exemplaire : son beau timbre, son aisance dans les passages virtuoses, sa splendide exécution du fameux air « Un’aura amorosa » le classent d’emblée parmi les meilleurs. Révélé à nous au Festival de Verbier en 2014, le baryton-basse canadien Robert Gleadow impose un Guglielmo sensuel, au timbre sombre et sonore, d’une superbe allure scénique. De son côté, Bruno De Simone (Don Alfonso) joue avec naturel le cynisme proverbial de son personnage, et fait étalage d’une voix qui affiche une belle santé.
A la tête d’un Orchestre de Chambre de Lausanne souple et précis, le jeune chef américain Joshua Weilerstein (directeur musical de la formation vaudoise depuis 2015) offre une lecture aux tempi plutôt rapides, comme par exemple avec un « Soave il vento » pris sur un rythme soutenu, comme pour marquer musicalement la présence de vagues sur une mer agitée. Et la tension entre les divers airs et ensembles est ménagée avec un tel sens du rythme et de l’alternance, que les près de quatre heures de représentation passent idéalement la rampe. Peu de coupure, donc, et de fait, comment peut-on retrancher une seule note d’une partition aussi miraculeusement équilibrée ?
Cosi fan tutte de Wolfgang Amadeus Mozart à l’Opéra de Lausanne, jusqu’au 7 novembre 2018
Crédit photographique © Alan Humerose
01 novembre 2018 | Imprimer
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