Julien Dran et Jérôme Boutillier sont « Frères » à l'Opéra de Vichy

Xl_dran © DR

Il n’y a pas que les grandes maisons lyriques qui se réinventent - tels récemment la Bayerisches Staatsoper de Munich ou le Kungliga Operan de Stockholm qui ont ouvert leur rideau devant un parterre de cinquante happy few. Le plus modeste Opéra de Vichy a trouvé lui-aussi une solution alternative pour continuer à exister pendant le confinement auquel le pays est confronté. C’est ainsi que le très énergique directeur de l’institution culturelle vichyssoise, Martin Kubich (que nous avions rencontré peu après sa prise de fonction), a fait contre mauvaise fortune bon cœur : face à l’annulation du Faust qu’il avait programmé dans ses murs, il a proposé à deux des quatre principaux protagonistes de se produire dans un récital consacré aux grands airs et duos d’opéras français et italiens du XIXème siècle. Ces deux artistes, ce sont le ténor Julien Dran (que nous avons rencontré récemment) et le baryton Jérôme Boutillier (que nous avions interviewé pendant le premier confinement), qui ont imaginé un programme intitulé « Frères » - même si certains duos renvoient davantage à l’idée de « frères ennemis », tel celui qui oppose Edgardo à Enrico dans Lucia di LammermoorOrrida è questa notte »).     

Retransmise simultanément sur le site de l’opéra et sur sa page facebook, la soirée débute par une présentation en voix off de la mythique salle Art Nouveau vichyssoise (qui a accueilli entre autres légendes Richard Strauss), avant que Martin Kubich ne prenne le relais pour présenter son projet, depuis son concept à sa réalisation. On le retrouvera avant chaque air et duo pour une succincte explication de texte (peut-être dispensable pour les 180 spectateurs connectés que l'on imagine parfaitement aguerris au répertoire…). Entre deux airs, les artistes auront également une carte blanche pour se présenter et parler de leurs tessitures respectives autant que de leur répertoire de prédilection, tandis que l’excellent Mathieu Pordoy (qui les accompagnent avec maestria tout le long de la soirée au piano) évoque de son coté ses souvenirs dans le magnifique théâtre qui l’accueille à nouveau, ainsi que ses premières collaborations artistiques avec les deux chanteurs.

C’est devant un parterre vide (mais qui nous vaut de belles images de la salle éclairée de manière différente en fonction du climat propre aux différents morceaux retenus) que ces derniers interprètent leur premier duo, extrait du Barbier de SévilleAll’idea di quel metallo »), avant de s’attaquer au plus répandu « Au fond du temple saint » tiré des Pêcheurs de perles de George Bizet. Leurs timbres se marient à la perfection, et ce tube de l’art lyrique nous vaut un moment suspendu qui ne tombe jamais ici dans la tentation du fortissimo, les deux hommes privilégiant au contraire l’intimité et l’intensité. Un duo qui dispense un bonheur sans ombre, et qui sera suivi par trois autres de la même qualité d’interprétation, dont les deux duos de Carlos et Posa dans Don Carlos (délivrés ici en français).

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Mais c’est dans les soli des deux compères que l’on goûte le plus leurs voix respectives. Le premier air solo de Julien Dran, « Je crois entendre encore » tirés de ces mêmes Pêcheurs de perles, nous transporte immédiatement vers les sommets : la qualité du legato y est souveraine et la maîtrise technique absolue. Il dose ses effets et obtient un mélange subtil de virilité et d’infinie délicatesse : le silence de la salle et l’intimité du piano lui donnent l’occasion d’esquisser des nuances infinies, d’une mezza voce ensorceleuse. La pure beauté du timbre fait le reste : le temps est à nouveau suspendu. Le duo ténor / baryton dans Guillaume TellOù vas-tu ? ») permet au chanteur bordelais d’entamer une montée vers l’aigu, couronnée dans l’aria d’Arnold, « Asile héréditaire ». Loin de la démonstration technique à laquelle elle est le plus souvent réduite, elle est ici l’occasion d’exprimer la douleur du héros, par des aigus dardés mais intégrés à la ligne de chant, qui prend alors tout son sens. Enfin, dans la déploration d’Edgardo à la fin de Lucia di Lammermoor, c’est toujours la ligne de chant qui prime : la longueur de souffle de Julien Dran lui permet d’esquisser un phrasé très expressif, chevillé à la diction, qui donne au sentiment la force de l’épure, quand l’aigu s’avère toujours très rond et net, exhalant le désespoir de l'amant éploré imaginé par Walter Scott.

C’est également avec un air extrait des Pêcheurs que Jérôme Boutillier offre son premier solo : le superbe « L’orage s’est calmé ». Le timbre sombre et plein du baryton offre à entendre un Zurga autoritaire mais sans grandiloquence excessive, dont on apprécie autant l'arête tranchante du chant, que la franchise de la diction ou l’éclat mat du bronze. Dans le sublime air « Sois immobile », tiré de Guillaume Tell, il fait preuve d’un raffinement inouï, et chante l’air avec une sereine assurance, une puissance d’expression désarmante, et des aigus par ailleurs infrangibles. Enfin, le deuxième duo de Don Carlos fait surtout intervenir le baryton, puisqu’il s’agit de la mort de Posa (« Carlos, écoute… »), à laquelle Jérôme Boutillier confère la noblesse d’une ligne châtiée, d’un foyer vocal nourri et concentré, ici dans un registre optimal.

En conclusion, une soirée qui nous remplit d’espoir dans la qualité de la relève du chant français sur le plan artistique, comme dans la capacité du monde de l’opéra à se réinventer et se renouveler, pour sortir de l’ornière dans laquelle la pandémie l’a jeté.

Emmanuel Andrieu

Récital « Frères » (à revoir en replay) avec Julien Dran et Jérôme Boutillier à l’Opéra de Vichy, le 14 novembre 2020
 

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