Disparue des scènes françaises depuis près de vingt ans, La Reine de Saba de Charles Gounod - conçue comme un grand-opéra à la française - renaît à l’Opéra de Marseille, le temps de quatre soirées, sous format concertant. L’avènement du grand-opéra, au tournant des années 1820/1830, constitue l’une des étapes les plus marquantes de l’histoire de l’art lyrique. Un genre cosmopolite, fusionnant des styles et des esthétiques différents, où le destin des individus se détache sur un toile de fond généralement empruntée à l’histoire, et où les masses occupent une place prépondérante (lire nos chroniques du Prophète à Essen, de Robert le Diable à Bruxelles ou encore des Huguenots à Nice, les trois piliers du genre aux côtés de La Juive de Halévy…). De Wagner à Verdi, de nombreux compositeurs du XIXème siècle ont subi l’influence du grand-opéra, et, malgré son tempérament plutôt intimiste, Gounod ne pouvait donc éviter la confrontation avec le genre. Créée en 1862, à l’Opéra de Paris, sa Reine de Saba reçut un accueil plutôt tiède de la part du public, et fut même éreintée par la critique. La partition, pourtant, regorge de mélodies suggestives et, comme toujours avec Gounod, réserve quelques cellules harmoniques aussi originales que sophistiquées. Mais la tentative du compositeur de lui donner une cohérence dramatique, par le recours aux Leitmotive, n’aboutit pas a un résultat dramatique convaincant. Même exagéré, le jugement de Berlioz (« La Reine de Saba n’a ni os, ni muscles ») a, malgré tout, un fond de vérité.
Du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, dont le livret est tiré, Barbier et Carré ont retenu l’aspect ésotérico-spirituel, en y insérant d’évidentes allusions à la franc-maçonnerie, qui fait justement remonter ses origine à la construction du Temple de Salomon. Le moteur de l’intrigue est l’amour de Balkis, la Reine de Saba, pour l’architecte Adoniram. Promise au roi Soliman (Salomon), Balkis succombe à la richesse spirituelle d’Adoniram, qui finit par périr sous les coups de ses collaborateurs, jaloux de son succès et appuyés par le souverain trahi dans son amour. Balkis arrive à temps pour recueillir le dernier souffle de son amant qui, soudain, disparaît mystérieusement dans les airs, enlevé par des « esprits » qui l’entraînent au pays de l’immortalité. Une fin en forme d’apothéose (à l’instar de Faust…), l’artiste parvenant au terme glorieux de son parcours initiatique et connaissant une félicité sans commune mesure avec la gloire terrestre de Soliman…
Dans le rôle d’Adoniram, le ténor français Jean-Pierre Furlan (dont nous n’avons décidément jamais aimé la voix, que ce soit son Turridu à Saint-Etienne, son Don José à Compiègne, ou encore son Faust (âgé) ici-même en début d'année…) continue de faire valoir un timbre disgracieux et une technique vocale qui ne connaît que la nuance forte, au point de friser moultes fois la rupture en cours de représentation… qu’il termine dans une évidente fatigue physique et vocale. A sa décharge, il est vrai que le rôle est particulièrement ardu, car Adoniram n’est ni Vincent ni Roméo, mais réclame un de ces ténors musclés, type Don Carlos ou Bacchus, à la vocalité impossible. Le bonheur est en revanche total avec la prestation de Karine Deshayes (dont on ne compte plus les triomphes sur la scène phocéenne, comme dans I Capuleti en 2017 ou dans La Donna del Lago en 2018) qui incarne une Reine intense et passionnée. On le savait déjà, depuis son Armida montpelliéraine ou sa Semiramide stéphanoise, l’ancienne mezzo est tout simplement la meilleure et la plus authentique voix de Falcon de notre temps, avec des aigus aussi impérieux que les graves sont sonores. Par ailleurs, son dernier air « Emportons dans la nuit », délivré sur le souffle, noue les gorges, et lui vaut un triomphe amplement mérité au moment des saluts. Face à elle, dans le rôle de Soliman, la meilleure basse chantante française de notre temps, presque prophète dans cette maison où il a déjà incarné plus de dix rôles... il s’agit bien sûr de Nicolas Courjal ! L’excellente basse française phrase, comme à son habitude, avec une superbe noblesse d’expression, dans un français à la diction souveraine, et un grain de voix qui fait parcourir à chaque instant le frisson, tant il séduit. Son grand air « Sous les pieds d’une femme » démontre toute son autorité vocale, tandis que la voix sait aussi s’épancher et se parer d'accents moelleux, comme dans le « Je suis roi, Balkis, et je t’aime » du monarque amoureux. De son côté, Marie-Ange Todorovitch se montre formidable dans son rôle de travesti, le personnage de Bénoni auquel elle apporte son mezzo chaleureux, allié à une belle justesse de ton. Quant au trio de traîtres - Jérôme Boutillier (Méthousaël), Régis Mengus (Phanor) et Eric Huchet (Amrou) -, avatar du fameux trio des Anabaptistes du Prophète précité, il ne fait qu’une bouchée de ses parties respectives, avec là aussi une attention particulièrement digne d’éloges au niveau de la diction.
Enfin, le jeune chef français Victorien Vanoosten - longtemps chef assistant de Lawrence Foster ici-même à Marseille (et désormais en charge de l’Orchestre Symphonique du Pays Basque et de l’Ensemble Symphonique de Neuchâtel) - dirige d’une baguette sûre, colorée et ferme à la fois un Orchestre de l’Opéra de Marseille qui se présente ce soir sous son meilleur jour, avec une mention pour le pupitre des cuivres, particulièrement sollicité dans la partition ; il se montre ici sans faille, à l’instar d’un Chœur de l’Opéra de Marseille survolté, qui ne mérite également que louanges nourries (bravo à Emmanuel Trenque, son préparateur !).
La Reine de Saba de Charles Gounod à l’Opéra de Marseille, jusqu’au 30 octobre 2019
Crédit photographique © Christian Dresse
25 octobre 2019 | Imprimer
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