Gioacchino Rossini est déjà célèbre en 1815 quand il se rend à Naples pour présenter son Elisabetta, Regina d’Inghilterra. Depuis ses débuts en 1810 au Teatro San Moisè de Venise avec La Cambiale di Matrimonio, il a multiplié les succès dans la cité des Doges, où il créera huit ouvrages – dont Tancredi au Teatro La Fenice en 1813. Deux ans plus tard, il part donc à la conquête de Naples et de son prestigieux Teatro di San Carlo, considéré à l’époque comme la plus importante scène lyrique au monde. Au XVIIIe siècle, Naples avait été la capitale de la musique et ses fameux conservatoires étaient des étapes obligatoires pour les musiciens européens. Encore à l’aube du XIXe siècle, la cité parthénopéenne avait gardé son immense prestige et toutes les prime donne rêvaient de s’y produire. L’Espagnole Isabella Colbran, née à Madrid en 1785, y débute en 1811 dans La Vestale de Gaspare Spontini et devient très vite la diva incontestée du San Carlo, dirigé par le fameux Domenico Barbaja dont elle est la maîtresse. Rossini, qui adore le succès et ferait l’impossible pour séduire son auditoire, comprend vite que la bouillonnante prima donna (qui deviendra sa maîtresse) sera la clé de sa gloire et il écrit sur mesure pour ses moyens vocaux cette Elisabetta, Regina d’Inghilterra – que l’Opéra de Marseille a la bonne idée de mettre à son affiche, en version de concert et pour trois représentations du 8 au 13 novembre.
À l’exception de La Gazetta, la Colbran sera la première interprète de tous les opéras de la période napolitaine du compositeur, celle que nous considérons aujourd’hui comme la plus extraordinaire, devant même sa période parisienne. Otello en 1816, Armida en 1817, Mosé et Ricciardo e Zoraide en 1818, Ermione et La Donna del lago en 1819, Maometto II en 1820 et enfin Zelmira en 1822 seront conçus pour l’extraordinaire vocalité d’une soprano drammatico d’agilità, sur laquelle on se pose encore aujourd’hui bien des questions. La tessiture grave de ses emplois, l’utilisation fréquente du bas registre, une émission qui s’inscrit avant tout dans le médium, feraient penser à un contralto, mais la virtuosité dans la vocalise, certaines cadences jusqu’au contre-Ré et l’incroyable agilité dans les cabalettes appartiennent davantage à un soprano. En réalité, Isabella Colbran appartenait à ces deux catégories, comme Giuditta Pasta dix ans plus tard, Maria Callas au XXe siècle… et Karine Deshayes aujourd’hui !
Après avoir déjà démontré tout son talent dans certains de ces ouvrages – comme Armida à l’Opéra de Montpellier en 2017 ou La Donna del Lago ici-même en 2018, Karine Deshayes reprend à Marseille un rôle qu’elle a étrenné l’an passé au festival de Pesaro… et y triomphe à nouveau ! Avec sa présence magnétique et son autorité vocale, « La » Deshayes possède bien la trempe d’une Reine, en plus de faire valoir toutes les qualités vocales requises par son personnage : autorité dans l’accent, précision dans les vocalises, promptitude dans les écarts, vivacité dans les sauts de registre et assurance dans l’aigu. Un incroyable triomphe amplement mérité la cueille aux saluts !
Las, les deux ténors réunis par Maurice Xiberras, le Russe Ruzil Gatin et le Français Julien Dran, sont loin de susciter le même enthousiasme dans les parties de Norfolk et de Leicester, rôles créés respectivement par les légendaires Manuel Garcia et Andrea Nozzari, authentiques baryténors. Le premier déçoit par la banalité du timbre, des difficultés à ornementer et des problèmes d’intonation, et enfin un registre aigu – s’il est sonore et insolemment projeté – n’en est pas moins court, comme c’est le cas avec les aigus qui couronnent son air « O voci funeste ». Quant au deuxième, malgré toutes les immenses qualités de ce jeune ténor brillant et prometteur, il se fourvoie clairement dans le répertoire rossinien dont il n’a ni la couleur vocale, ni le registre grave, ni l’agilité dans les vocalises et la puissance, ce qui pousse l’artiste dans ses ultimes retranchements. Les efforts qu’il doit faire pour arriver au bout de ses airs et duos étant par trop perceptibles et constamment au détriment de la ligne et de la caractérisation.
L’Enrico de la jeune mezzo française Floriane Hasler (talent Adami classique 2022) est bien plus probant : voix bien timbrée et pleine d’assurance que l’on aurait aimé entendre dans un emploi plus important. De même pour le Guglielmo du jeune ténor français Samy Camps, dont la voix très bien placée et l’impeccable diction italienne, confèrent une véritable stature à cet épisodique personnage. Enfin, après sa triomphale Béatrice de Tende l’été dernier au festival de Martina Franca, la jeune soprano italienne Giuliana Gianfaldoni émerveille à nouveau, en Matilda, l’épouse secrète de Leicester et fille cachée de Mary Stuart, rivale à la fois amoureuse et politique d’Elisabetta. Comme dans les Pouilles, elle se joue des difficultés techniques de ses airs (époustouflant « Sento un intorna voce » !), tout en se montrant fort émouvante par la grâce d’un timbre délicat et d’un port naturellement digne.
À la tête d’un Orchestre Philharmonique de Marseille toujours aussi excellent dans le répertoire belcantiste, le chef italien Roberto Rizzi-Brignoli offre une direction pleine de théâtralité, privilégiant une lecture dramatique de la partition, sans pour autant omettre de mettre l’accent, quand il le faut, sur le côté élégiaque et intimiste qu’elle possède aussi.
Rossini n’a pas encore fini de nous surprendre !
Crédit photographique © Christian Dresse
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