En composant, en 1879, La Pucelle d’Orléans, d’après la pièce homonyme de Schiller, il semble que Piotr Ilitch Tchaïkovski ait songé à l’Opéra de Paris, imaginant un grand-opéra alla Meyerbeer, avec ses processions, son ballet, sa fanfare sur la scène… Le compositeur russe a cherché, avec cet ouvrage, à donner un caractère plus « européen » à sa musique, s’affranchissant de l’empreinte spécifiquement « russe » de ses œuvres précédentes. Décidé à donner libre cours à sa fantaisie, il nous présente une Jeanne d’Arc où le mysticisme de la guerrière cohabite avec la sensualité de la femme amoureuse. La partition, sans posséder les qualités d’Eugène Onéguine ou de La Dame de pique, suscite l’intérêt, même si elle paraît bien décousue, faute d’un noyau central autour duquel la dramaturgie et l’invention musicale pourraient s’organiser. Restent de nombreux passages magnifiques, notamment la musique associée à Jeanne : bien sûr l’air célèbre « Adieu forêts », mais également la scène avec Charles VII et le duo avec Lionel, le chevalier bourguignon dont elle s’éprend, ce qui entraîne la perte de ses pouvoirs miraculeux.
Bref, on découvre dans La Pucelle d’Orléans des passages lyriques d’une séduction irrésistible qui justifient amplement son retour à l’affiche et, après la Philharmonie de Paris il y a quinze jours, c’est le Grand-Théâtre de Genève qui propose l’ouvrage, également en version concertante, avec une équipe de chanteurs presque entièrement russophone. La palme de la soirée revient au rôle-titre, la mezzo ouzbèque Ksenia Dudnikova qui confère une grande intensité dramatique à son personnage, avec des aigus aussi sûrs que ravageurs, et obtient un formidable succès personnel à l’issue de son grand air (déjà cité). Avec son timbre clair et formidablement projeté (mais un peu nasal), le ténor arménien Migran Agadzhanyan traduit sans difficulté le côté velléitaire du Roi Charles VII. La soprano américaine Mary Feminear apporte beaucoup de charme et de douceur à la figure d’Agnès Sorel, notamment dans son romantique duo avec le roi. Imposant Boris Godounov en février dernier à l’Opéra de Marseille, la basse russe Alexeï Tikhomirov campe un Thibaut d’Arc (le père de Jeanne) robuste et tout d’une pièce, presque uniquement préoccupé à dénoncer sa fille aux anglais (comme, d’ailleurs, dans la Giovanna d’Arco de Verdi, elle aussi inspirée de la pièce de Schiller). De son côté, le baryton pétersbourgeois Boris Pinkhasovich dessine un Lionel particulièrement lyrique, son duo d’amour s’affirmant comme un des moments forts de la soirée. Enfin, le ténor russe Boris Stepanov est un Raymond (le fiancé de l’héroïne) au timbre suave, Roman Burdenko un Dunois d’une solidité à toute épreuve, tandis que la basse allemande Marek Kalbus déçoit dans le rôle de l’Archevêque, avec sa voix instable et ses aigus plafonnés.
Mais le triomphateur de la soirée, aux côtés d’un Chœur du Grand-Théâtre de Genève glorieux, est le chef russe Dmitri Jurowski, dont la richesse de la palette orchestrale compense largement l’absence de mise en scène. Le directeur musical de l’Opéra de Flandre obtient de l’Orchestre de la Suisse Romande une lecture raffinée et parfaitement équilibrée, avec de merveilleux soli de flûte, de clarinette et de cor anglais.
La Pucelle d’Orléans de Piotr Ilitch Tchaïkovski au Victoria Hall de Genève, jusqu’au 12 avril 2017
Crédit photographique © Emmanuel Andrieu
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