Créé triomphalement à l’Opéra de Paris, le 16 avril 1849, avec la fameuse Pauline Viardot dans le rôle de Fidès, Le Prophète de Giacomo Meyerbeer a quasiment disparu des scènes internationales depuis le début du XXe siècle, et l’on ne compte guère ces cent dernières années qu’une production l’an passé à Karlsruhe, une autre à Vienne il y a une vingtaine d’années, et une troisième à Paris… en 1912 ! Damant le pion au Théâtre du Capitole (qui en propose une version en juin prochain, également avec John Osborn dans le rôle-titre), et à la Deutsche Oper Berlin (en novembre, dans une mise en scène d'Olivier Py... et avec Gregory Kunde en Prophète !), l'Aalto Muziktheater d’Essen crée donc l’événement, en remettant à l’affiche une partition qui possède d'immenses qualités, non seulement musicales mais également dramatiques. Car comment oublier que les idées politiques véhiculées par Eugène Scribe, qui en a rédigé le livret, trouvèrent à la création un écho de l’idéologie révolutionnaire de l’époque. Théophile Gautier n’hésitant pas à parler « d’un pamphlet renfermant des situations qu’on pourrait croire taillées dans la prose des journaux communistes » ?
Pour mettre en scène un tel ouvrage, deux alternatives étaient possibles : les fastes d’une reconstitution « à l’ancienne », dans l’univers du grand-opéra à la française ou une stylisation donnant la primauté à la musique. C’est cette seconde option qu’a retenue Vincent Boussard, mais, las, l’homme de théâtre français, dont nous avions beaucoup aimé le Hamlet à Marseille ou encore la Traviata à Strasbourg, offre ici un travail moins abouti, ne proposant pas une relecture plus intéressante que cela d’un sujet pourtant d’une brûlante actualité, avec la prolifération des sectes et des gourous de toutes sortes (et leurs cortèges de catastrophes, voire de drames sanglants). Le décor conçu par le fidèle Vincent Lemaire – une tournette tripartite composée de haut murs gris qui accueillent de nombreuses projections vidéo figuratives ou abstraites – ne facilite guère les déplacements des (nombreux et impeccables) choristes qui se voient contraints à un statisme quasi absolu pendant les quatre heures et demie que dure la représentation. Les motivations réelles des personnages sont en revanche bien rendues : les anabaptistes se pressent de vider le coffre qu’ils ont rempli de trésors quand ils sentent le vent tourner, tandis que le héros, de son côté plus obsédé par la gloire et la notoriété, s’avère prêt à tout pour les décrocher à l’image d’une certaine jeunesse actuelle. Conservé, l’indispensable ballet du 3ème acte met en scène deux ballerines en proie à la concupiscence des anabaptistes qui ajoutent ainsi le goût de la luxure à l’appât du gain…
La partie vocale offre plus de satisfaction, à commencer par le duo John Osborn–Marianne Cornetti qui fonctionne superbement, les deux chanteurs américains incarnant leurs personnages avec une dignité, une sobriété et une sincérité confondantes, dans un couple qui annonce Manrico et Azucena. Ils défendent, par ailleurs, une prosodie et une élocution françaises dignes de tous les éloges. Si ceux de Lynette Tapia sont moins châtiées, elle ne s’avère pas moins une attachante Berthe, faisant preuve d’une finesse réelle et d’une présence intérieure auxquelles on ne peut rester insensible, et elle se joue des difficiles vocalises de son air d'entrée « Mon cœur s’élance et palpite ». Dans le rôle-titre, le ténor américain fait également étalage de sa facilité dans l’aigu, mais aussi de son élégance dans l’ornementation : il possède les moyens, le style et la couleur pour rendre justice à sa partie, et électrise l’auditoire dans son air final « Versez ! que tout respire l'ivresse et le délire ». Tout aussi incroyable d'engagement se montre sa compatriote Marianne Cornetti (Fidès), qui délivre des graves profonds autant que des aigus acérés dans son grand air « Ô prêtres de Baal… Comme un éclair précipité », dans lequel elle donne également une leçon de chant belcantiste. Le trio des Anabaptistes Jonas, Mathisen et Zacharie est parfaitement incarné par Albrecht Kludszuweit, Pierre Doyen et Tijl Faveyts, même si l’on regrette que ce dernier, annoncé souffrant (sans qu’il n’y paraisse rien...) ait préféré s’abstenir de chanter son grand couplet au III « Aussi nombreux que les étoiles ». Enfin, le baryton-basse canadien Karel Martin Ludwig (Oberthal) se montre sous un jour moins flatteur avec une voix qui a du mal à se projeter et un français moins immédiatement compréhensible que celui de ses partenaires.
Avec la complicité d’un Orchestre Philharmonique d’Essen lumineux, la baguette alerte et dynamique de Giuliano Carella offre une approche résolument romantico-italienne de la partition de Meyerbeer, davantage tournée vers le premier Verdi que vers Auber ou Halévy. La réussite de la soirée repose beaucoup sur le chef italien qui ne semble jamais douter de la validité de la musique de Meyerbeer. Sa lecture raffinée exalte la beauté et l’originalité de l’orchestration et révèle la modernité du langage dramatique, qui justifie pleinement le retour du Prophète sur les plus grandes scènes lyriques.
Le Prophète de Giacomo Meyerbeer à l’Aalto Muziktheater d’Essen, jusqu’au 14 mai 2017
Crédit photographique © Matthias Jung
18 avril 2017 | Imprimer
Commentaires