Il aura seulement fallu quinze saisons à l’Opéra de Bilbao (dit ABAO) pour terminer son ambitieux projet baptisé « Tutto Verdi », c'est-à-dire représenter l’intégralité des ouvrages lyriques de Giuseppe Verdi sur la scène de l’imposant Palacio Euskalduna (2200 places !). Et c’est chose faite avec la production de la rarissime Alzira, créée au Teatro di San Carlo de Naples en 1845, et que le maître de Busetto considérait comme sa plus mauvaise œuvre, la traitant lui-même d'« opera brutta ». Et force est de reconnaître que la conduite de l’ouvrage apparaît comme sommaire sous certains aspects. Il faut dire que les circonstances de la composition ont été difficiles : la hâte, une santé défaillante, des rapports difficiles avec le milieu musical napolitain… Mais ne faut-il pas voir également, dans ce caractère abrupt, l’affirmation de nouvelles articulations dramaturgiques, surtout si l’on pense à l’exigence de brièveté (l’ouvrage ne dure pas plus qu’une heure quarante) imposée par Verdi à son librettiste Salvatore Cammarano ? Dès l’Ouverture, ajoutée au dernier moment pour rallonger l’œuvre, on ne peut être qu’ému par la cavatine de Zamoro, le rêve d’Alzira, leur duetto, sans oublier certains concertati (un peu trop raccourcis parfois). On est également sensible à certains repères mélodiques qui trouveront leur plein développement dans les opéras de la maturité.
Mais attardons-nous un moment sur l’histoire, qui se passe durant la conquête du Pérou par les Espagnols. Alzira, princesse inca, est fiancée à Zamoro qu’on croit mort. Les circonstances l’obligent à épouser contre son gré Gusman, le gouverneur espagnol responsable de la disparition de son bien-aimé. Mais Zamoro est toujours vivant. A la tête de ses hommes, il tente sans succès de mener une expédition contre l’occupant espagnol. Il est fait prisonnier. Pour le sauver, Alzira accepte enfin de s’unir à Gusman. Trompant la vigilance de ses gardiens, Zamoro surgit au milieu de la cérémonie nuptiale pour poignarder Gusman qui non seulement lui pardonne son geste avant de mourir, mais bénit de surcroit l’union des deux amoureux ! Tirée d’une tragédie de Voltaire, Alzire ou les Américains, cette histoire contient les caractéristiques qui diront toute la force du théâtre verdien : la situation conflictuelle de ses héros à la fois sur le plan socio-politique (ici les Incas face à l’envahisseur espagnol) et sur le plan psychologique (les amours interdites et l’ambivalence entre vie privée et devoir).
Suite à la défection de la soprano chinoise Hui He, c’est donc sur les épaules d’une distribution 100% espagnole que repose la tâche de défendre cet ouvrage des « années de galère » du jeune Verdi. Grâce à sa tessiture et à sa puissance, Carmen Solis restitue le fort tempérament d’Alzira, un personnage probablement difficile à distribuer parfaitement, et sa virtuosité lui permet d’affronter ses cabalettes sans difficultés. Son air « Da Gusman, su fragil barca » n’est pas ici un exercice vocal gratuit, mais une page d’une réelle ampleur dramatique et la cabalette est la traduction d’un véritable état d’âme. Le ténor Sergio Escobar trouve en Zamoro un emploi à sa mesure : sans faire valoir des capacités hors du commun, ce ténor épanoui chante avec probité et raffinement, réussissant, au moyen d’un solide métier, son air « Risorto fra le tenebre », comme le beau duo avec la soprano « Ah l'ombra sua ». Mais le héros de la soirée est sans conteste Juan Jesus Rodriguez qui confirme – après sa saisissante incarnation de Macbeth à l’Opéra de Marseille – qu’il est un des meilleurs barytons verdiens de notre temps. Avec son legato de violoncelle et sa voix puissante aux accents cuivrés, il se montre un enthousiasmant Gusmano, son émouvant jeu de scène trouvant par ailleurs en lui un interprète idéal pour la longue scène d’agonie à la fin de l’opéra (« Eterna la memoria »). Enfin, les deux basses qui se partagent le rôle des pères des deux principaux protagonistes, Josep Miquel Ramon (Alvaro) et David Lagares (Ataliba), possèdent toute l’autorité vocale et scénique exigée par leur personnage respectif.
Las, la production scénique confiée à Jean-Pierre Gamarra s’avère d’une rare indigence. La scénographie se contente d’une plate-bande surélevée d’où émergent quelques herbes folles, grillées par le soleil. Toute l’action se réduira, pour les personnages, à monter sur le rectangle afin de délivrer leurs airs ou duos, sans qu’il ne s’y passe rien – hors le meurtre final, par coup de feu au lieu du poignard prévu par le livret. Le chœur, dont les costumes passent allègrement du siècle d’or de l'histoire à celle du livret sans aucune espèce de justification, est relégué autour de ce pivot, sans véritable direction d’acteurs, si ce n’est lors de l’apothéose finale de l’héroïne : le rectangle s'élève alors vers les cintres tandis que les choristes tendent les bras vers elle (photo). C'est consternant de paresse et de platitude !
A la tête du BilbaoSinfonietta, le chef israélien Daniel Oren se révèle particulièrement attentif aux chanteurs et dégage une belle énergie, mais il ne s’embarrasse pas toujours de finesse ni de nuances. Il convient en revanche de saluer la superbe prestation du Chœur de l’Opéra de Bilbao, particulièrement sollicité ici, et qui se montre impeccable d’homogénéité et d’engagement vocal.
Au final, une œuvre pas si « brutta » que cela... mais qui aurait mérité un autre traitement scénique !
Alzira de Giuseppe Verdi au Palacio Euskalduna de Bilbao, jusqu’au 30 avril 2022
Crédit photographique © Moreno Esquibel
27 avril 2022 | Imprimer
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