Entendre Don Carlos de Giuseppe Verdi en français, la proposition était alléchante, et nous avons donc couru à l’Opéra d’Anvers assister à cette nouvelle production - en partenariat avec l’Opéra de Wroclaw (en Pologne) - confiée au metteur en scène néerlandais Johan Simons (dont on se souvient du très contesté Simon Boccanegra à l’Opéra Bastille, en 2006). Ce n’est cependant pas la version originale parisienne (1867) qui est ici proposée, mais la version dite « de Modène » (1887), ultime mouture de l’ouvrage approuvée par Verdi en personne, qui reste l’une des plus satisfaisantes pour le spectateur, tant sur le plan musical que dramatique. L’originalité est que cette version italienne est ici donnée dans la langue de Voltaire : c’est ainsi d’ailleurs que Claudio Abbado l’avait gravée au disque, ce qui avait permis alors aux auditeurs de mesurer à quel point le choix de la langue conditionnait la perception que l’on peut avoir de l’ouvrage… encore faut-il avoir la possibilité de comprendre le texte…
A ce jeu-là, l’équipe masculine retenue par Jan Vandenhouwe - le nouveau directeur artistique d’Opera Vlaanderen, suite au départ d’Aviel Cahn pour Genève… - s’en tire mieux que ses partenaires féminines, car on ne comprendra malheureusement pas grand-chose de ce que les deux chanteuses afro-américaines Mary Elizabeth Williams (Elisabeth) et Raehann Bryce-Davis (Eboli) profèrent... La première touche certes souvent, car la richesse de nombre de ses accents amplifie la portée tragique de pas mal de ses interventions, mais ses aigus systématiquement criés, métalliques et stridents la disqualifient d’emblée pour incarner ce personnage (en plus d’une diction des plus problématiques, donc…). La deuxième n’est guère mieux compréhensible, et la vulgarité du traitement de son personnage (voulue par le metteur en scène, et pleinement assumée par la chanteuse...) choque quelque peu, mais elle finit néanmoins par convaincre tant les accents sont farouches, son air « Oh don fatal ! » traduisant à merveille (et avec quel éclat !) le tempérament à la fois fougueux et déchiré de la princesse. Dans le rôle-titre, le ténor italo-américain Leonardo Capalbo s’impose comme un interprète de choix dans ce répertoire : par rapport à l’époque où nous l’entendions dans un rôle comme Ismaël (Nabucco à Genève en 2014), le timbre a incontestablement gagné en épaisseur, et le phrasé en pertinence. Le jeu d’acteur est d’autant plus épatant qu’il est omniprésent sur scène, toujours juste et émouvant à la fois. Révélation de la soirée à nos yeux, le baryton turc Kartal Karagedik subjugue dans le rôle de Posa, dont il possède toutes les qualités : à un français impeccablement déclamé, il ajoute une incroyable noblesse de phrasé, qui n’a rien à envier à celle de Tézier ou de Degout, avec même des trésors de demi-teintes que ses illustres confrères n’ont pas tentés avec autant de réussite l’an passé, le premier à Paris et le second à Lyon : un chanteur que l’on va suivre de très près désormais ! Excellent Alfonso (dans Lucrezia Borgia de Donizetti) la saison passée au Théâtre du Capitole, la basse allemande Andreas Bauer Kanabas renouvelle notre enthousiasme en offrant un Philippe II jeune d’allure, extrêmement musical, dont les qualités d’articulation et de phrasé font notamment merveille dans le fameux « Elle ne m’aime pas… ». Après presque quarante années de carrière, la basse italienne Roberto Scandiuzzi n’a plus grand-chose à apporter au Grand Inquisiteur, si ce n’est une élocution très correcte et un volume vocal toujours imposant (ce qui n’est pas si mal…), tandis qu’on accordera une mention pleinement méritée pour la Voix du ciel (également Thibault) de la jeune soprano flamande Annelies van Gramberen, ainsi que pour le Moine toujours sonore du vétéran Werner van Mechelen.
Si la transposition du Simon Boccanegra précité dans une campagne électorale ne nous avait pas enthousiasmés, les partis pris de Johan Simons quant à ce nouvel essai lyrique ne convainquent guère plus, avec son parti-pris de tout passer à la moulinette psychanalytique, et notamment au travers du héros ici réduit à son enfance traumatique que l’on découvre au travers de flashbacks. Omniprésent sur scène, comme nous l’avons souligné, c’est prostré par terre mais le plus souvent dans son lit d’enfance (lit qui ressemble plus à un lit d’hôpital psychiatrique avec ses barreaux blancs…) qu’il nous est montré. La scénographie révèle sa psyché et c’est un monde de rêve enfantin qu’elle révèle, avec de grandes figures géométriques, ludiques et colorées (photo). Avouons que ce point de vue nous paraît réducteur, de même que nous ne goûtons guère plus le tripatouillage de la partition qui fait ici passer l’acte II (au couvent de San Yuste) avant l’acte I (épisode de la forêt de Fontainebleau), manière de boucler la boucle puisque l’épilogue se situe dans ce même couvent de San Yuste ?...
C’est légitimement au nouveau directeur musical de la maison flamande que revenait de diriger l’œuvre, l’argentin Alejo Perez, qui nous avait convaincus dans Lohengrin ici-même la saison passée, et qui parvient à restituer à l’ouvrage verdien sa puissance et sa grandeur, en respectant le phrasé orchestral d’une partition particulièrement complexe, où se côtoient des esthétiques parfois opposées. Avec ce spectacle d’ouverture de saison, et les choix artistiques guidant les prochains titres, il semble clair que Jan Vandenhouwe va continuer le travail de fond de son prédécesseur. Une petite innovation, cependant, et le public étranger ne pourra que s’en réjouir : programmes et surtitrages bénéficient désormais d’une traduction en anglais… et plus uniquement de la langue vernaculaire !
Don Carlos de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Flandre, jusqu’au 30 octobre 2019
Crédit photographique © Annemie Augustijns
30 septembre 2019 | Imprimer
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