Depuis le concert du Festival de Radio France et Montpellier en juillet 2002, qui avait par ailleurs fait l’objet d’une captation discographique, on connaît les beautés des « Fées du Rhin » (« Die Rheinnixen »), opéra romantique en quatre actes de Jacques Offenbach. Basé sur un livret (en français) de Charles Nuitter, l’ouvrage sera finalement créé en langue allemande (dans une traduction du Baron Alfred von Wolzogen) à Vienne en 1864… et attendait toujours sa création mondiale dans sa langue originale, un défi que vient de relever l’Opéra de Tours avec succès, du moins quant à sa partie musicale...
Car s’il vient de nous ravir avec sa pétillante production strasbourgeoise du Barbier de Séville, Pierre-Emmanuel Rousseau nous déçoit cette fois, par le sort qu’il fait à ces Fées du Rhin. Quelle mouche l’a piqué de modifier la fin du premier et du dernier acte pour coller à sa vision – uniformément noire et désespérée – de l’œuvre. Il la transpose pendant les plus sombres heures de la guerre des Balkans, où le viol et le meurtre sont les maîtres-mots des miliciens qui sèment la terreur partout où ils passent. Le spectateur se voit donc une nouvelle fois infligé cette image récurrente à l’opéra de soldats armés de mitraillettes, la poitrine rangée de munitions, prêts à violer ou tuer tout ce qui bouge. Dès lors, il force et noircit par trop le trait, jusqu’à modifier le final du I qui ne voit pas Laura succomber d’avoir trop chanté (à l’instar de la future Antonia des Contes d’Hoffmann), mais se trouve froidement assassinée par son ancien amant Frantz (devenu milicien), alors qu’elle-même essaie de poignarder Conrad, le chef de la milice. Bien plus impardonnable encore, l’image qui clôt la soirée : au lieu d’être sauvés par les Elfes (ces derniers étant censés entraîner les miliciens dans un gouffre...), les cinq principaux protagonistes sont ici mitraillés à mort par ces mêmes miliciens, qui eux restent bien en vie... La fin heureuse voulue par Offenbach et son librettiste passe ici à la trappe, et Pierre-Emmanuel Rousseau prend l’exact contre-pied de leurs volontés, opposant une fin tragique au happy-end attendu.... Alors qu’on saluait, à Strasbourg, son respect absolu de l’esprit et de la lettre du chef d’œuvre rossinien, pourquoi s’est-il à ce point détourné des intentions originelles des auteurs ? Par ailleurs, signant les décors et les costumes, à l’instar de la production rhénane où ils étaient aussi beaux que réussis, ils sont cette fois d’une laideur et d’une platitude consternante : un semblant de cabane tenant lieu de ferme à Hedwige au I, puis on devra se contenter de quelques arbres rachitiques en plastique pour tout décor dans les trois actes qui suivent (photo), une économie visuelle en complète contradiction avec la filiation de l’œuvre au Grand-Opéra ! Seules les oniriques et très belles vidéos de Charlotte Rousseau, pour évoquer les fameuses Fées du Rhin, satisfont le regard et tirent le spectateur de l’ennui visuel dans lequel il est plongé pendant les 3h45 que dure le spectacle…
Par bonheur, nul ennui en revanche du côté du chant et de la musique, tant dans leur teneur que dans leur exécution. Ici, l’auteur d’Orphée aux enfers revendique l’héritage de Weber et de Meyerbeer (à qui nous venons de consacrer un dossier), tout en se posant, par l’ambition du sujet, en concurrent direct de Wagner. On est bien là dans l’esprit du Grand-Opéra, avec ses plages de repos (la fameuse « Valse des Elfes »), ses perspectives pittoresques, ses sommets ardus et ses brusques cataclysmes. On retrouve par ailleurs dans la partition la future (et fameuse !) Barcarolle, chantée par Nicklausse et Giuletta dans Les Contes d’Hoffmann, d’abord en scintillant et lumineux prélude, puis en leitmotiv elfique qui hante et drape à maints endroits l’ouvrage.
Sous la direction de Benjamin Pionnier – directeur de l’institution tourangelle dont il faut saluer ici le courage artistique –, l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours donne le meilleur de lui-même. Le chef français sait en effet parfaitement mettre en valeur les paysages changeants de l'ouvrage, et l’ensemble de la distribution se tire avec tous les honneurs d’une entreprise risquée. Car rien n’est facile dans l’écriture prévue ici pour les solistes et pour les chœurs (celui de l’Opéra de Tours, au-dessus de tout éloge...). Dans le rôle de Laura, la soprano turque Serenad Burcu Uyar s’impose comme la triomphatrice de la soirée, transcendant sans peine perceptible une partie incroyablement exposée et ardue. Comme irradiée d’un feu intérieur, à l’instar de son Antonia des Contes d’Hoffmann à Clermont-Ferrand au printemps dernier, elle assure crânement son rôle, dardant des aigus impérieux, vocalisant à la perfection, phrasant avec un goût très sûr, tout en s’exprimant dans un français impeccable. Dans le rôle de Hedwige, Marie Gautrot n’impressionne pas moins et investit - de son ample mezzo sombre, au timbre moiré et au registre homogène - son personnage de mère éprouvée par le sort, mais d’une véhémence et d’une force de caractère inébranlables. Elle fait fi des terribles écarts de sa partie, ses imprécations envers Conrad au IV n’étant pas sans rappeler celles d’Ortrud dans Lohengrin ! De son côté, Jean-Luc Ballestra offre son baryton cuivré et racé à Conrad, ce personnage d’abord violent et exécrable, avant sa (subite) rédemption finale. En Frantz, Sébastien Droy déploie un ténor viril et élégiaque à la fois, avec un timbre qui fait étrangement penser à celui d’Eric Cutler, et ses deux romances sont délivrées avec autant de raffinement que de délicatesse. Grimé en Pope (?), le jeune baryton-basse français Guilhem Worms (Gottfried) transforme ce rôle sacrifié d’amant éconduit en quasi premier plan tant chacune de ses interventions marquent les esprits, grâce à une voix superbement timbrée et de magnifiques graves. Parmi les comprimari, mentionnons l’efficace Paysan (et Premier mercenaire) de Marc Larcher.
La résurrection de cet ouvrage – que l'on doit également au travail de reconstitution de l'infatigable Jean-Christophe Keck – fait voler en éclats les idées toutes faites qui circulent encore sur la personnalité et l’œuvre de Jacques Offenbach. Le dispensateur des plaisirs lyriques sous le Second Empire n’était pas qu’un vulgaire amuseur et il ne faut pas attendre Les Contes d’Hoffmann pour que le vrai musicien – et l’orchestrateur à l’immense talent – perce sous le joyeux drille. En fait, une telle œuvre, avec sa rigueur évidente, et sa musique puissante et inspirée, oblige à voir sous un tout autre jour tout ce que l’on a qualifié un peu trop vite de simples divertissements, écrits dans le seul souci de distraire un public raffiné.
Les Fées du Rhin de Jacques Offenbach à l’Opéra de Tours, jusqu’au 2 octobre 2018
Crédit photographique © Sandra Daveau
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