Après avoir été créée in loco en 2011, la production de L'Affaire Makropolous de Leos Janacek imaginée par Robert Carsen (reprise ici par sa collaboratrice Laurie Feldman) revient à l'Opéra National du Rhin, pour six représentations. On se souvient encore avec beaucoup d'émotion des autres (magnifiques) réalisations du cycle Janacek - fructueuse collaboration entre l'institution alsacienne et le metteur en scène canadien -, notamment de la Jenufa « naturaliste » en 2010 ou encore de la Kat'a Kabanova « aquatique » en 2012. Et c'est une fois de plus ébloui et heureux qu'on sort du bel écrin de l'Opéra de Strasbourg, joie d'autant plus singulière que L'Affaire Makropoulos est certainement le plus sec et le plus déconcertant des ouvrages lyriques du compositeur tchèque. Le succès de la production – chaleureusement accueillie par le public rhénan - tient dans la lecture savante et efficace de l'œuvre de Janacek que propose Robert Carsen. Il est fort bien aidé par son décorateur privilégié Radu Borozescu (et de sa regrettée femme Marina Boruzescu – à qui cette reprise est dédiée), ainsi que des interprètes attentifs et talentueux, à commencer par une Emilia Marty particulièrement convaincante (Angeles Blancas Gulin). Il doit aussi cette réussite à un chef et à un orchestre qui parviennent à percer les secrets de la partition.
L'Héroïne hors-norme de 337 ans, devenue monstrueuse en dépit de sa beauté, privée de conscience et de cœur, est en réalité victime du mécanisme contre-nature à qui elle doit sa longévité. Ce que son corps gagna en jeunesse, son âme en fut progressivement rongée par l'ennui et l'absence de désir. Elle est maintenant prise entre le réflexe naturel de prolonger sa survie et le seul désir qu'il lui reste est la mort. Elle vient de constater que la vie et la mort sont les deux facettes indissociables du destin et décide de jeter l'éponge. Elle ne boira pas le breuvage qui lui assurerait trois nouveaux siècles de vie. Ainsi Janacek a voulu nous apitoyer sur cette femme triomphante dont l'âme est usée. Elle retrouve une autre grandeur – ô combien théâtrale -, quand, renonçant à la vie, elle tire elle-même la morale de cette fable fantastique.
Robert Carsen fait ici doublement confiance au théâtre, à sa puissance de représentation et à la force de sa symbolique. Selon un procédé qui lui est aussi cher que familier, il fait du « théâtre dans le théâtre », car oui, la vie est bien un théâtre, une farce redoutable dont les personnages ont quelque chose de dérisoire. La musique impulse cette conversation rapide, traduisant les spasmes d'une société détraquée où, pourtant, rien n'est que très ordinaire, exception faite de l'héroïne. On sait, grâce à l'ingéniosité de Carsen, que, dès son apparition, la protagoniste principale va tirer tous les fils de cette histoire incongrue, selon une inexorable progression.
Tragédienne, ainsi fut la grande Emilia Marty, alias Elina Makropoulos, Eugenia Montez, Elsa Müller, Ellian McGregor, Ekaterina Myshkine... alias, ce soir, Angeles Blancas Gulin, qui réunit (magnifiquement) en elle-même – par le geste, la prestance et la voix – le destin unique et fabuleux de toutes ces rocambolesques « E. M.». Bien que dominant la soirée, la soprano germano-espagnole est bien entourée. On retient ainsi positivement la classe du baryton tchèque Martin Barta dans le rôle de Jaroslav Prus, comme la double apparition d'Andreas Jaeggi dans celui – de composition – du vieux comte Hauk-Sendorf. De son côté, le ténor américain Raymond Very (Albert Gregor) allie noblesse et pureté du son dans une tessiture inconfortablement tendue. Malgré la brièveté de leur intervention, Eric Martinez-Castignani (Dr Kolenaty) et Guy de Mey (Vitek) donnent un maximum de poids dramatique à leur personnage respectif. Enfin, le ténor italien Enrico Casari est un Janek effacé mais touchant, tandis que la mezzo suisse Sophie Marilley jette un rayon de lumière bienvenu sur cette morbide histoire.
Dernier atout (de poids) de la soirée, la direction à la fois analytique et brillante de Marko Letonja, l'excellent directeur musical de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Loin de reléguer sa phalange au second plan pour permettre au texte de passer la rampe, le chef slovène aiguise les arêtes mélodiques, individualise le trait dans les tutti apocalyptiques, et charge d'une ineffable nostalgie les mélodies langoureuses évoquant les souvenirs heureux de l'héroïne.
Une représentation comme celle-ci montre à quel point Elina Makropoulos peut figurer parmi les grandes héroïnes de l'opéra du XXe siècle, à l'égal de Marie et de Lulu. Les grandes cantatrices d'aujourd'hui doivent compter avec elle.
L'Affaire Makropoulos de Leos Janacek à l'Opéra National du Rhin – Du 7 au 27 février 2016
Crédit photographique © Alain Kaiser
10 février 2016 | Imprimer
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