Pour sa seconde édition, le Festival Arsmondo - que propose désormais chaque année, au printemps, l’Opéra national du Rhin - est consacré à l’Argentine (après le Japon l’an passé), avec comme point d’orgue Beatrix Cenci, le troisième et dernier opus lyrique du compositeur argentin Alberto Ginastera. Créé à Washington le 10 septembre 1971, l'ouvrage n’est peut-être pas l’un des grands chefs d’œuvre du XXe siècle, mais - ne serait-ce qu’à titre de témoignage - l’œuvre compte néanmoins. Inspiré par la chronique des Cenci, ce fait divers de la Renaissance qui fascina Stendhal et Shelley ausculte le mal absolu tel qu’il est incarné par le Comte Cenci, qui viole sa fille séquestrée et convoque un banquet pour fêter l’annonce de la mort de ses deux fils (qu’il a fait tuer) dans une Rome médusée, mais où personne ne se lève pour arrêter le forfait. Surtout pas l’église, qui arrêtera Beatrix Cenci après qu’elle ait fait assassiner son père, et la suppliciera avant de la faire exécuter.
De ce matériel, Ginastera a tiré un ouvrage court (1h30 sans entracte), où les personnages comptent moins que ce qu’ils permettent de démontrer : la souveraineté toujours possible du mal, les mécanismes de la tyrannie, huilés par la lâcheté des foules, le nécessaire engagement de l’artiste pour conjurer les démons et mettre en garde les consciences. Le compositeur avait vécu l’ostracisme de la dictature péroniste : il savait de quoi il parlait… Musicalement, sa partition se distingue par une générosité lyrique et un éclat rythmique qui signalent ses origines latino-américaines. Certains passages en sont transfigurés, surtout lorsque les femmes, abandonnées au sort infâme qui leur est réservé, chantent leurs espoirs piétinés et leur détresse sans retour. Il y a aussi ces grands rassemblements d’orchestre pour ponctuer les nœuds dramatiques de l’action, ou les apostrophes du chœur, en début et en fin de représentation, qui sont des pages puissantes, inspirées, souvent originales, interprétées avec maestria par un Choeur de l'OnR, magnifiquement préparé par Alessandro Zuppardo.
Les armes musicales sont de même nature. A la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dont il est le directeur musical, le chef slovène Marko Letonja offre une lecture d’une précision parfaite, d’un très grand raffinement sonore, insistant sur l’articulation et la finesse du discours, qu’elle rend à sa plus belle dimension. Et la distribution n’est pas en reste, à commencer par la soprano mexicaine Leticia de Altamirano qui s’investit corps et âme dans le rôle-titre, ici affublée de plusieurs prothèses qui traduisent la dislocation physique et psychique de son personnage-martyr. Le baryton albanais Gezim Myshketa - vivement applaudi dans Lucia (rôle d’Enrico) à Marseille en 2014 puis dans Simon Boccanegra (rôle de Paolo) à Anvers il y a deux saisons - se montre terrifiant en Comte Francesco Cenci, impression que renforcent ses graves profonds et son jeu scénique inquiétant. Excellente comédienne également, la mezzo turque Ezgi Kutlu (Lucrecia Cenci) campe une mère encore attirante, mais terrorisée par son brutal mari. Avec son timbre chaleureusement nourri, la mezzo brésilienne Josy Santos campe un Bernardo Cenci très crédible, tandis que le ténor catalan Xavier Moreno est parfait en Orsini, l’ancien amant de Beatrix, veule et lâche à souhait. Enfin, tous les seconds rôles sont à la hauteur, avec une mention pour le Giacomo Cenci d’Igor Mostovoi, à la belle voix mordante.
A la hauteur également, la proposition scénique du metteur en scène Mariano Pensotti qui recontextualise l’action dans les années 70 du siècle dernier, c’est-à-dire à la période de la création de l’ouvrage, et fait de Cenci un riche collectionneur d’art. La scénographie (conçue par Mariana Tirrante) se compose d’une tournette tripartite ce qui permet de facilement renouveler les différents tableaux. La fameuse scène du bal où le Comte annonce la mort de ses deux fils est ici remplacée par une vidéo aux effets surréalistes qui montre les deux hommes (des beaux bruns jumeaux…) se livrant d’abord à une danse subaquatique (tout habillés), avant de se retrouver dans une partouze très « porno chic », puis de finir dans deux cercueils identiques, placés côte à côte. Après le viol, une immense statue de Beatrix, qui apparaît dans la première scène, réapparaît soudainement, mais complètement disloquée : ses divers composants tombent des cintres, soulignant un peu plus la destruction de l’héroïne (photo). Bref, les idées fortes se succèdent, en des images puissantes, qui donnent envie de revoir un opéra mis en scène par ce talentueux homme de théâtre argentin.
En guise de conclusion, signalons que le Festival Arsmondo, c’est aussi des concerts, des expositions (dont « Beatrix Cenci, héroïne tragique » au musée des Beaux-Arts de la ville), du théâtre musical, des conférences, de la musique de tango, des ballets, la Misatango de Palmeri (le 30 mars)… et tout ça jusqu’au 17 mai !
Beatrix Cenci de Alberto Ginastera à l’Opéra national du Rhin, jusqu’au 7 avril 2019
Crédit photographique © Klara Beck
24 mars 2019 | Imprimer
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