Inspiré à Rimski-Korsakov par la pièce éponyme de Pouchkine, qui contribua beaucoup à noircir la mémoire de Salieri, ce mini opéra reste une rareté en France. Concise, la partition est écrite avec une sobriété dont le compositeur russe n’a pas été toujours coutumier. Il est vrai qu’elle est dédiée à l’un des pères de l’opéra russe, Dargomyjski, dont Le Convive de pierre bénéficie aussi d’une forme proche de l’oratorio. La musique est belle, avec un traitement des voix qui ne cherche jamais l’effet extérieur, le propos se concentrant sur le dilemme auquel Salieri est confronté : le crime est-il compatible avec le génie ?
Mais dans cette mise en scène – déjà donnée in loco en 2010 –, Jean Lacornerie s’est désintéressé du propos originel pour se concentrer sur l’histoire universelle de deux amis séparés jusqu’au drame par la jalousie. L’œuvre est ainsi rapprochée d’Eugène Onéguine, dont la première version fut écrite par Pouchkine en parallèle de son Mozart et Salieri. Lacornerie y voit un formidable rapprochement de situation dans la rivalité « entre le poète Lenski et l’artiste raté Onéguine » (pour reprendre les termes de sa note d’intention). Si le dénouement fatal n’est pas un empoisonnement mais un duel, c’est sous sa forme « d’assassinat ritualisé et toléré » que le metteur en scène le voit et le met en parallèle avec le meurtre de Mozart. Autre écho, celui du duel entre Pouchkine, poète désinvolte, et d’Anthès qui enleva la vie du premier. Tant de parallèles et d’échos ont fait naître cette production de Mozart et Salieri, et c’est alors presque naturellement que le rapprochement avec Eugène Onéguine de Tchaïkovski s’est fait, d’abord musicalement avec l’insertion d’extraits de la partition (air de Lenski et duo du duel) , mais aussi scéniquement : la scène finale donne par exemple à voir des personnages en haut de forme et armes au poing, sous la neige qui tombe sur scène après avoir plané tout au long de la représentation grâce à un système de projection (signé par Etienne Guiol). Les voilages noirs utilisés, ainsi que la surélévation de la scène, apportent quant eux le caractère intime de l’opéra, tandis que les projections en noir et blanc s’apparentent à la terrible fatalité qui surplombe l’œuvre. L’idée du duel est extrêmement présente et ponctue les différents moments de l’histoire : tantôt au pistolet, tantôt à l’épée, tantôt à mains nues, Mozart et Salieri n’ont de cesse de s’affronter. L’esthétique globale ravit l’œil par ses multiples suggestions, ajoutant écho et profondeur à l’œuvre, comme avec ces dessins rappelant l’univers de Goya, et qui représentent des hommes-arbres inquiétants, symboles de l’esprit torturé de Salieri. Ainsi, la mise en scène de Lacornerie développe et argumente ses idées exprimées plus haut, mais sans pour autant oublier de servir l’œuvre première.
La voix de la basse polonaise Pawel Kolodziej – en troupe dans la maison lyonnaise – paraît d’abord un peu jeune pour incarner un Salieri plus âgé que Mozart, et habité d’aussi noirs desseins – réflexion faite, Chaliapine n’avait que 25 ans quand il créa le rôle. Le timbre est beau, le style parfait. En outre, le chanteur donne scéniquement une idée assez forte du débat qui le ronge intérieurement. Appartenant également à l’Opéra Studio, le ténor ukrainien Valentyn Dytiuk campe un Mozart tout aussi crédible : un grain de voix fin, un style élégant et une belle présence scénique. Sous la battue du jeune chef français Pierre Bleuse – ancien assistant de Kazuchi Ono –, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon accompagne avec la plus grande souplesse cette conversation musicale, et trouve les couleurs et les équilibres exacts pour rendre justice à l’esprit et à la lettre de cette œuvre attachante.
Mozart et Salieri de Nikolaï Rimski-Korsakov à l’Opéra de Lyon, jusqu’au 7 novembre 2017
Crédit photographique © Bertrand Stofleth
05 novembre 2017 | Imprimer
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