Six ans après que le Grand-Théâtre de Genève les a réunis pour une Lulu mémorable, Patricia Petibon et Olivier Py se retrouvent in loco pour Manon de Jules Massenet, faisant de l'événement un des plus attendus de ce début de saison lyrique européenne. Le théâtre d'Olivier Py, certains s'en lassent (et ne se privent pas de l'écrire...), quand d'autres applaudissent à deux mains chacune de ses nouvelles productions lyriques (ou théâtrales). Même si certains tics qui lui sont propres nous agacent, nous faisons plutôt partie de la seconde catégorie. Face au monumental décor imaginé par le fidèle Pierre-André Weitz, constitué de parois de sordides hôtels de passe éclairés par des néons criards - à l'instar de sa récente production de Carmen à l'Opéra de Lyon -, le spectateur comprend qu'il va être à nouveau mis en face des obsessions et des fantasmes du prolifique homme de théâtre français : la confrontation de l'Amour et de la Mort, le sexe opposé à la pureté, le conflit entre la raison et les pulsions ou encore les rapports de force entre hommes et femmes qui placent ici les secondes dans la position de simples objets sexuels...comme va l'être Manon/Petibon dans cette production. Il fallait bien une bête de scène dotée d’un formidable charisme pour faire vivre l'héroïne de l'Abbé Prévost vue à travers le prisme du regard d'Olivier Py. A cet égard, la crédibilité et l’énergie déployées dans la cité hélvétique par Patricia Petibon - mais également par Bernard Richter dans le rôle de Des Grieux - sont totales, et c’est merveille que voir l’alchimie qui s’opère trois heures durant entre ces deux artistes, aussi ardents que scéniquement convaincants, aussi impétueux que physiquement attrayants.
Avec sa prise du rôle-titre, force est de constater – comme nous l'avions déjà noté avec son Alcina aixoise l'an passé – que la voix de Patricia Petibon s'est considérablement élargie ces derniers temps sans avoir rien perdu de sa souplesse, de son velouté, pas plus que ses légendaires aigus aériens. Grande admiratrice d'Olivier Py – comme elle nous l'avait confié dans ces colonnes l'an passé dans une interview -, la soprano française trouve d'emblée ses marques dans une production conçue expressément pour elle. Elle se montre ainsi tour à tour touchante dans l'adieu à la petite table, brillante au Cours-la-Reine avec des vocalises sans faille et d'un chic décoiffant, électrisante d'érotisme dans le tableau de Saint-Sulpice et enfin bouleversante sur la route du Havre.
Pelléas d'une crédibilité totale à l'Opéra de Lyon la saison dernière, Bernard Richter convainc également en Des Grieux grâce à la séduction de son timbre, des demi-teintes appréciables, une diction impeccable et des aigus projetés avec une incroyable assurance, parfois trop, puisque la recherche des décibels pousse souvent la voix dans ses retranchements, au point de frôler parfois la rupture (notamment dans l'acte de Saint-Sulpice). Les éclats de « Ah ! Fuyez, douces images » montrent que le ténor suisse ne doit pas, pour l'instant, s'aventurer au-delà de Des Grieux, et prendre le risque de brûler les étapes.
Les rôles secondaires se sont montrés tous excellents dans leur partie, à commencer par l'excellent baryton belge Pierre Doyen qui offre un Lescaut de grande classe avec une voix superbement timbrée et une belle prestance scénique. Grand habitué de la scène genevoise, la basse hongroise Balint Szabo dessine un Comte Des Grieux idéalement distant, très aristocratique, avec une voix sonore et des accents fermes, mais sa prononciation du français laisse souvent à désirer. Le Guillot de Morfontaine de Rodolphe Briand est infatué et vipérin à souhait, inspirant ainsi toute l’inquiétude et le dégoût que doit susciter ce personnage. De son côté, Marc Mazuir – avec sa faconde racée – s'impose aussi dans les courtes interventions de Brétigny. Enfin, le trio de coquettes que forment Poussette, Javotte et Rosette est idéalement incarné par Mary Feminear, Seraina Perrenoud et Marina Viotti.
A la tête d'un Orchestre de la Suisse Romande en pleine forme, le chef slovène Marko Letonja impose une direction nerveuse, fébrile, énergique jusqu'à l'excès. La phalange suisse joue cependant souvent trop fort, probablement parce que le chef n'a pas trouvé ses marques dans le bâtiment en bois de l'Opéra des Nations (où les deux prochaines saisons se poursuivront, jusqu'à la réouverture du Grand-Théâtre prévue pour la rentrée 2018). Le poignant tableau final nous réconcilie cela dit avec l'ensemble de la représentation, et le public n'offre pas moins de trois ovations successives à l'ensemble de l'équipe artistique (machinistes compris...) au moment des saluts.
Manon de Jules Massenet à l'Opéra des Nations de Genève, jusqu'au 27 septembre 2016
Crédit photographique © Carole Parodi
20 septembre 2016 | Imprimer
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