Créée avec grand fracas à l’Opéra de Paris en février 1835, La Juive de Jacques Fromental Halévy est l’un des opéras les plus représentatifs de la culture française du siècle dernier et, au même titre que les œuvres de Meyerbeer, est devenu, au lendemain de sa création, l’un des titres les plus représentés dans le monde. Jusqu’à Richard Tucker, peu de ténors ont résisté à l’appel d’Eléazar, l’orfèvre juif qui a secrètement élevé la fille du Cardinal de Brogni, que l’on croit morte. La tradition veut que La Juive soit un opéra de ténor, mais il n’en demeure pas moins que Halévy, à l’origine, cherchait avant tout à mettre en relief l’affrontement idéologique entre gens de religions différentes. Dans son orchestration, il souligne à la fois le racisme des masses, qui refuse la différence, et l’isolement des juifs, éternellement persécutés. Bien plus que son père adoptif, Eléazar, et son amoureux, Léopold, Rachel devient ainsi la vraie protagoniste du drame : née chrétienne, mais élevée dans la religion d’Israël, elle meurt en juive convaincue. Verdi, en composant les dernières mesures d’Il Trovatore, quand Azucena révèle au Comte de Luna que Manrico était son frère, a sans doute beaucoup pensé à la scène finale de La Juive : avec la même concision, Eléazar, tout juste accompagné de quelques accords savants, annonce à Brogni que c’est sa fille qu’il vient de faire exécuter.
Ana-Camelia Stefanescu (Eudoxie) et Robert Mc Pherson (Léopold); © Klara Beck
Etrennée à l’Opéra de Flandre en 2015, la production est signée par l’un des metteurs en scène les plus iconoclastes de notre temps : Peter Konwitschny. Dans une scénographie (unique) signée par Daniel Leiacker et composée de tubulures de néons derrière lesquelles se détachent une immense rosace gothique, le metteur en scène allemand évite le double piège de l’emphase et des temps morts (même si cela se fait au détriment de la partition, nous y reviendrons). Visant à l’universalité, aucun signe religieux ostentatoire n’est ici utilisé, et il oppose des chrétiens reconnaissables à leurs mains bleues à des juifs aux mains peintes en jaune. Présenté comme un être veule (il passe son temps caché sous un lit ou une table !), Léopold alterne lui les deux couleurs, et quand Rachel et Eudoxie fraternisent, elles se débarrassent du pesant distinguo en se lavant les mains dans le même seau. Reprenant une idée qu’il avait utilisée dans sa décapante production de Don Carlo - rompre la distance entre la scène et la salle, les acteurs et les spectateurs -, il fait descendre à plusieurs reprises le chœur ou les solistes dans la salle : c’est ainsi qu'Eléazar délivrera son grand air au beau milieu du parterre ! Autre scène que l’on retiendra, le final du III où tous les protagonistes – autant juifs que chrétiens – sont pris d’une espèce de folie collective et se mettent à fabriquer des ceintures d’explosifs de manière très mécanique, seulement mûs par la haine qui les habite tous les uns vis-à-vis des autres. Pour autant, la force des idées et des images ne feront pas oublier l’impardonnable tripatouillage de la partition : l’Ouverture est ici supprimée, de même que la magnifique sérénade de Léopold au I, son premier duo avec Rachel, le boléro d’Eudoxie mais également tous les ballets, ce qui fait tout de même perdre à l’ouvrage sa nature même de « grand opéra » !
Rachel Harnisch entourée de deux choristes; © Klara Beck
Appelé à remplacer Roberto Sacca, souffrant, le ténor américain Roy Cornelius Smith se tire avec tous les honneurs d’un des rôles parmi les plus éprouvants du répertoire. Chantant sans accent et avec une louable diction de notre langue, il s’avère un Eléazar aussi crédible physiquement que nuancé musicalement, délivrant un « Rachel, quand du seigneur » poignant… et couronné de la cabalette « Dieu m’éclaire » qu’aucun ténor pourtant ne veut plus affronter ! (même Alagna ne s’y est pas frotté dans la production de la Bayerische Staatsoper la saison dernière…). La soprano suisse Rachel Harnisch – déjà présente dans la production d’Olivier Py à l’Opéra de Lyon l'an passé -, est une Rachel mémorable, à la voix sombre, au médium riche et au phrasé ciselé dans le moindre détail. De son côté, la soprano roumaine Ana-Camelia Stefanescu - déjà remarquée in loco dans Platée il y a trois ans - campe une Eudoxie qui prend de l’assurance au fil de la soirée, jusqu’à délivrer un chant radieux, avec beaucoup de raffinement dans les notes filées et le clair-obscur. Le timbre de Robert Mc Pherson n’est pas le plus séduisant du monde, mais ce n’est pas ce que réclame en priorité le rôle de Léopold, directement inscrit dans la filiation rossinienne. Il faut ici une facilité dans l’aigu et une élégance dans l’ornementation que le ténor américain possède, et voilà bien l’essentiel ! Autoritaire et inspiré, Jérôme Varnier impose sa présence dès qu’il est sur scène, et prête au Cardinal de Brogni la rondeur et la noirceur de son registre grave. Quant au second chanteur français de la production, l’excellent Nicolas Cavallier, il interprète les deux personnages de Ruggiero et d’Albert de manière très percutante.
Enfin, à la tête d’un Orchestre Symphonique de Mulhouse et d’un Chœur de l’Opéra national du Rhin superbes d’intensité, le chef québécois Jacques Lacombe se montre très attentif à la mise en place des grands ensembles comme du détail de l’extraordinaire partition de Halévy, et confirme, si besoin était, que La Juive mérite de reprendre sur nos scènes nationales la place éminente qui était la sienne jusqu’au début du XXe siècle !
La Juive de Jacques Fromental Halévy à l’Opéra national du Rhin, jusqu’au 26 février 2017
Crédit photographique © Klara Beck
10 février 2017 | Imprimer
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